en entrevue avec la journaliste Nancy Roc (à gauche)
à Ottawa, Canada, fin janvier 2009
Photo publiée dans le journal Le Matin, 2 février 2009
***
Par Nancy Roc
Journaliste, collaboratrice du journal Le Matin
Montréal, 30 janvier 2009
Suite à sa dernière visite en Haïti, Son Excellence, la Très Honorable Gouverneure Générale du Canada, Mme Michaëlle Jean nous a accordé le 28 janvier écoulé une interview exclusive à Rideau Hall, Ottawa. Les temps forts de cette entrevue ont été marqués par l’émotion, la spontanéité et l’authenticité des propos et conseils prodigués par Mme Jean pour son pays d’origine. La Gouverneure Générale du Canada nous a fait part de sa profonde préoccupation face au désastre écologique et à la crise alimentaire auxquels le pays doit faire face. Elle insiste sur l’urgente nécessité d’une stratégie nationale pour endiguer les maux qui affligent et caractérisent la société haïtienne aujourd’hui. Pour Mme Jean, Haïti ne pourra pas se sortir du cercle de la misère sans une aide internationale soutenue, la responsabilisation de la population et l’inclusion de la diaspora haïtienne dans la coopération. Elle souhaite aussi, qu’on puisse donner à la Première ministre, Mme Michèle Duvivier Pierre-Louis, « les leviers nécessaires pour qu’elle puisse agir ».
On ne finit pas de compter les ravages laissés par le passage des quatre ouragans en Haïti, l’année dernière. Les dégâts occasionnés par les ouragans sont évalués à près d’un milliard de dollars américains et la Gouverneure Générale du Canada est venue récemment faire sa propre évaluation de l’étendue du désastre. Elle le mesure dans toute son ampleur, sans cacher sa douleur et avoue avoir pleuré en survolant les Gonaïves. «Au-delà des traces créées par les cyclones, j’ai pleuré parce que survoler Haïti c’est comme survoler le corps d’un animal blessé », déclaret-elle en soulignant que dans l’hélicoptère qui survolait la Cité de l’Indépendance, elle avait l’impression « d’ausculter un corps malade ». Pour Michaëlle Jean, survoler les montagnes pelées de son pays d’origine, est toujours un choc.
Haïti, entre le courage et la démesure
Lorsqu’elle parle d’Haïti, Michaëlle Jean prend le pas sur la Gouverneure Générale. Elle ne peut cacher sa profonde et sincère préoccupation pour le pays de « toutes les misères », celui qui l’a vue naître. De même que son attachement viscéral à sa terre natale. Celui qui a fait d’elle, ce qu’elle est aujourd’hui, aime-t-elle rappeler. Pour Michaëlle Jean, Haïti est « une dure école mais c’est une école de courage où j’ai appris qu’abandonner n’est pas acceptable. Il faut toujours se relever », dit-elle. Ce courage, elle dit l’avoir rencontré dans toutes les localités qu’elle a visitées, « où les gens avaient retroussé leurs manches et essayaient de tenir ».
Lors de son récent passage, l’époux de Mme Jean, Son Excellence M. Jean Daniel Lafond avait déclaré qu’Haïti est « le pays du courage et de la barbarie extrêmes, mais où le premier phénomène a dû trop souvent affronter le deuxième pour créer un cadre politique et économique au service de l’humain » Partage-t-elle son point de vue ? Oui, répond-t-elle, en disant qu’à travers l’histoire de ce pays, on constate que « la barbarie s’est exprimée de façons extrêmes. Il y a eu des démesures ». Pour Michaëlle Jean, cette barbarie s’exprime encore aujourd’hui en Haïti. « Il y a des tableaux de misères insoutenables et qui ont un impact des plus barbares sur la condition humaine en Haïti», affirme-t-elle, Paradoxalement, c’est aussi, « le pays de tous les courages » et c’est ce qui lui donne encore de l’espoir chaque fois qu’elle se rend dans son pays d’origine. C’est pour aller à la rencontre de ce courage, partout sur le terrain et être à l’écoute de la population que la Gouverneure Générale refuse de se cantonner « dans un cadre officiel à discourir ». Pour elle, il faut se rendre sur le terrain pour rencontrer la population car « la plus grande richesse d’Haïti ce sont les gens et ce sont ces forces vives qu’il faut soutenir», dit-elle.
Casser la dynamique de l’assistance
Au moment de l’investiture du président Préval en mai 2006, la Gouverneure Générale du Canada avait fait un vibrant plaidoyer pour que le peuple haïtien rompe avec son passé. «La misère ne peut pas être quelque chose qui définit ce pays », avait-elle dit. Aujourd’hui, la situation s’est aggravée et en Haïti on a toujours tendance à vouloir prioriser les droits civiles et politiques au détriment des droits sociaux et économiques. Comment peut-on briser le cercle vicieux de la misère avec une telle tendance et dans un pays classé parmi les plus corrompus de la planète ? « J’ai senti en Haïti de l’exaspération. J’ai senti une impatience qui se manifeste partout et la population veut voir des changements réels », constate la Gouverneure Générale. Même si elle se rend compte que rien ne peut se faire du jour au lendemain, elle avoue « être parfois exaspérée par le fatalisme » qui existe en Haïti. Aujourd’hui, il faut agir, insistet-elle et « le Canada prend très au sérieux le renforcement des institutions publiques et la modernisation de l’État ». Au-delà de l’aide canadienne, Mme Jean revient sur la nécessité d’établir « un pacte social, un compromis social » afin que tous les Haïtiens comprennent qu’on « ne peut pas continuer avec le chacun pour soi, chacun pour son clan. Il faut se demander quel est l’intérêt supérieur de ce pays et comment répondre ensemble aux besoins de la population ». Pour Mme Jean, on ne peut pas uniquement blâmer le gouvernement. Il faut aussi que les citoyens apportent leur contribution au changement. « Il y a encore un chemin à faire quant à la prise de conscience de la responsabilité en Haïti pour le bien commun », une responsabilité qui, pour Mme Jean, doit être à la fois individuelle et collective. « La corruption nuit au bien commun » en Haïti, soulignet-elle, et c’est pour cela que le Canada tient à renforcer la bonne gouvernance autant que les institutions de la République. Pour la Gouverneure Générale, la justice est aussi primordiale et « il faut mettre fin à l’impunité », d’une part. D’autre part, « il y a aussi la responsabilité fiscale qui va de pair avec la bonne gouvernance et la responsabilité collective. Payer ses impôts, c’est aider l’État à avoir des leviers pour agir et l’aider à remplir ses coffres pour mener à bien des politiques et des actions qui bénéficient à l’ensemble » de la population. Elle reconnaît que le problème de ressources en Haïti «est très grave et que, par les temps qui courent, les pays les plus faibles seront encore plus frappés » par la crise financière internationale. C’est notamment face à ce constat qu’elle pense qu’il est important de « maintenir Haïti à l’agenda des bailleurs de fonds et de la communauté internationale pour qu’Haïti puisse disposer des moyens nécessaires pour mener à bien sa stratégie de croissance et de réduction de la pauvreté», explique-t-elle. Elle reconnaît aussi que cette stratégie, formulée dans le Document de stratégie nationale pour la croissance et la réduction de la pauvreté (Dsncrp) doit être révisée après le passage des quatre cyclones en Haïti. « C’était là un des buts de ma visite : de faire l’état des lieux, de voir avec les représentants des organisations internationales et les autorités haïtiennes, comment on peut mettre à jour les priorités », déclare Mme Michaëlle Jean. À partir de là, il faut « très vite qu’on parte de cette étape vers une rencontre technique et ensuite une conférence des bailleurs qui permettra d’arrimer les efforts pour venir en aide aux nombreux besoins d’Haïti ». Toutefois, elle insiste sur le fait que les besoins, les priorités et la stratégie pour satisfaire ceux-ci soit définis par les Haïtiens eux-mêmes. « Il faut à un moment casser la dynamique de l’assistance. Il faut un plan et une vision qui puissent élargir le cercle des pays solidaires d’Haïti, mais autour d’éléments établis d’abord par Haïti ».
Inclure la diaspora dans la coopération
Michaëlle Jean sourit ironiquement quand elle entend dire que certains politiciens en Haïti prônentdans des récentes déclarations autour d’une révision constitutionnelleque, seuls des Haïtiens « authentiques » doivent pouvoir occuper des postes d’élus ou de hautes fonctions dans l’appareil d’État. Elle rappelle que les compatriotes de la diaspora n’ont pas choisi d’abandonner leur nationalité haïtienne. «Nous avons été déchus de cette nationalité par des régimes qui considéraient que toute personne qui s’opposait à certaines situations en Haïti, devenait indésirable », précise-t-elle. Pour Michaëlle Jean, tout Haïtien de la diaspora se définit toujours comme Haïtien et, ceci, sur plusieurs générations. « Il y a un sentiment d’appartenance très fort qui nous marche dans le sang, dans les tripes, dans le cœur, dans la tête. On ne rompt jamais ce cordon ombilical et quand Haïti souffre, nous souffrons aussi », dit-t-elle. Pour Mme Jean, les Haïtiens de l’intérieur ne doivent pas se sentir menacés par les forces vives de la diaspora mais, au contraire, établir un dialogue avec la diaspora et se dire que, dans l’intérêt supérieur de la nation, il faut compter sur toutes les forces vives du pays. La Gouverneure générale pense qu’il « faut inclure la diaspora dans toute la stratégie de coopération avec Haïti. La diaspora se doit d’en être un élément pivot », souligne-t-elle, tout en souhaitant que l’on puisse canaliser davantage les apports de la diaspora, tant dans un fonds de développement que dans les transferts de connaissance qui pourront aider à atteindre un développement social, humain et durable. « Il y a un désir réel de la diaspora de contribuer au développement d’Haïti. L’apport de la diaspora est donc crucial et il faut le structurer davantage, le maximiser et avoir un encadrement qui puisse donner les meilleurs résultats possibles afin qu’on puisse arriver à un changement majeur », conclut-elle à ce sujet.
Une précarité potentiellement explosive
Lorsqu’on évoque la crise alimentaire et le potentiel de nouvelles émeutes en Haïti, le visage de la Gouverneure générale s’assombrit. Elle ne cache pas sa profonde inquiétude quant à la famine qui guette 3 millions d’Haïtiens en mars prochain. Elle avoue avoir ressenti un sentiment d’urgence du côté des autorités haïtiennes, sentiment qu’elle dit partager. « Le Canada sent cette urgence et n’est pas le seul pays à sentir qu’il faut absolument que la situation de précarité ne devienne pas potentiellement explosive», a-t-elle dit tout en avertissant qu’il « ne faut jamais prendre pour acquise la patience des populations ». Tout en reconnaissant la patience du peuple haïtien, elle pense que lorsqu’un « ventre crie famine, il y a un moment où cela vient à bout de la patience ». Face à une telle urgence, la Gouverneure Générale revient encore sur la nécessité pour Haïti d’avoir un plan d’ensemble, une stratégie et c’est sur ce sujet qu’elle s’est entretenue avec les autorités haïtiennes durant sa mission en Haïti. Elle déclare avoir «soupesé et mis en partage» toute sa compréhension et son analyse de la situation tant avec les autorités qu’avec tous les représentants des différents bailleurs de fonds et d’organisations internationales sur place. « Partout, le sentiment d’urgence était là et c’est pourquoi je me suis permise de dire qu’il fallait passer à l’action ». Pour Mme Jean, il était donc important de vérifier l’impact des projets qu’appuie le Canada en Haïti. C’est pour cela qu’elle s’est rendue sur le terrain notamment au Sud qui a moins retenu l’attention de la communauté internationale lors du passage des cyclones. Elle a été dans la ville des Cayes où les émeutes de la faim ont débuté en avril 2008. Elle s’est aussi rendue à Ennery pour évaluer l’appui canadien dans les secteurs de l’agriculture, de la santé et de l’éducation. Accompagnée du maire d’Ennery, la Gouverneure Générale du Canada a pu voir le pont local, qui s’est effondré lors de la dernière saison des cyclones. Elle a offert un don de 200 arbres à la ville d’Ennery pour la revalorisation de l’environnement, et rencontré les bénéficiaires de l’aide canadienne. Un programme de 450 000 $ financé par le Canada fournira des bestiaux à 300 familles et des semences à près de 2000 autres familles qui ont tout perdu lors des tempêtes. Michaëlle Jean avait aussi présenté ses félicitations à la population d’Ennery pour son courage et sa façon d’œuvrer pour survivre.
À son retour à Ottawa, Mme Jean a mis au parfum les autorités canadiennes et l’Agence Canadienne pour le Développement sur son évaluation de la situation autant que sur les nouveaux besoins de la population haïtienne. Comme si elle craignait une fatigue de la communauté internationale envers Haïti, Mme Jean souligne dans un souffle appuyé, «l’important c’est qu’Haïti puisse être encore à l’ordre du jour et à l’agenda ». Le Canada est le deuxième bailleur bilatéral en importance en Haïti qui est le plus important bénéficiaire de l’aide canadienne au développement à long terme dans les Amériques et le second dans le monde. Le Canada s’est engagé à consacrer 555 millions de dollars sur cinq ans (2006-2011) aux efforts de reconstruction et de développement en Haïti. Pour la Gouverneure Générale, aujourd’hui, « il faut éviter tout découragement » pour que la communauté internationale n’ait pas l’impression que son aide ne consiste qu’à être « des coups d’épée dans l’eau ».
Une catastrophe très avancée
Le Canada peut-il prendre le leadership environnemental en Haïti ? Là encore, Mme Michaëlle Jean revient sur la nécessité pour les autorités haïtiennes d’établir un plan, une stratégie et arrimer les efforts autour de grands projets avec un échéancier à court, moyen et long terme. Sans cet effort préalable, la gouverneure Générale pense qu’il n’y aura « de façon éparse, qu’une multitude de petits projets et non une vision globale, une stratégie nationale ». Pour Mme Jean, la question environnementale est donc cruciale car, selon elle, « on ne peut pas penser développement humain, développement durable, sans s’attaquer à ce problème ». Pour elle, il est regrettable qu’on « agisse toujours en catastrophe en Haïti, tous les efforts sont dispersés et il n’y a pas de concentration des efforts, des stratégies et des actions ». Tout en saluant « la sensibilité » du président Préval et « l’intérêt soutenu » de la Première ministre, Mme Michèle Duvivier PierreLouis, sur la question environnementale, la Gouverneure Générale passe un message très fort : « Il est minuit moins dix et tout le monde réalise que la catastrophe est déjà très, très, très avancée », avertit-elle.
À la question de savoir si les autorités haïtiennes ont réellement une vision pour le pays, Michaëlle Jean refuse d’être défaitiste. Elle constate qu’il y a eu des progrès en matière de sécurité en Haïti et une certaine stabilisation politique depuis 2006, malgré certains soubresauts. Elle en tient pour preuve sa visite dans le quartier de Bel Air où, auparavant, elle n’aurait jamais pu se rendre. Il faut aujourd’hui établir une certaine confiance (entre le peuple et le gouvernement). « Je suis ravie que ce soit Mme Pierre-Louis qui soit Première ministre mais il faut lui donner des leviers pour qu’elle puisse agir », souligne la Gouverneure Générale pour qui « la confiance se cultive et se mérite ».
Montréal, le 30 janvier 2009
Par Nancy Roc
Par Nancy Roc
Le Matin, lundi 2 février 2009
_____________________
L'article ci-dessus provient du lien:
//
//
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire