vendredi 21 septembre 2007

22 septembre 1957 - 22 septembre 2007 : il y a 50 ans, Duvalier devenait président... / La crise de 1956-1957, une campagne électorale impitoyable (1)

Par Claude Moise
claudemoise@lematinhaiti.com

Il y a donc cinquante ans, le 22 septembre 1957, Duvalier est sorti victorieux d’une campagne électorale impitoyable. Diatribes, combines, alliances, ruptures, coups bas, coups de mains et coups d’Etat ont fait voler en éclats les belles professions de foi démocratiques et les discours angéliques sur l’unité nationale, l’ordre et la paix. Plus encore qu’en 1946, avec la chute du président Lescot, le renversement de Magloire, le 12 décembre 1956, laissant grandes ouvertes les portes du pouvoir, marque le premier épisode d’une importante crise sociale et politique. Duvalier n’était pas seul en scène en 1956 /57. Quatre secteurs se partageaient la clientèle électorale aussi bien que les rixes, les manœuvres et les complots. D’innombrables petits partis, des alliances démocratiques, des journaux à profusion, une débauche d’émissions radiophoniques à caractère politique, passionnées, passionnantes, toute la vie nationale était marquée par les affrontements électoraux. C’était une véritable crise qui a englouti cinq gouvernements provisoires avant que Duvalier ait pu s’emparer du pouvoir et se poser en face du pays comme un reflet de son drame.

Les forces en présence
Paul Magloire (1950-1956) n’a pas su gérer la fin de son mandat. Il a chuté dans l’irrésolution et devant les demandes pressantes de changement, face aux prétendants à sa succession. Le front de lutte Déjoie / Duvalier ayant eu raison de l’entêtement et de l’incongruité du président en fin de course, il s’agit de rétablir les conditions normales de l’épreuve électorale. Si la formule constitutionnelle (article 81) a permis au président de la Cour de Cassation de devenir président provisoire et de relancer le processus, elle n’aura pas la vertu de contenir le déchaînement des passions.
L’élimination de Magloire permettant une compétition ouverte, l’attention sera désormais centrée sur les préparatifs électoraux du gouvernement provisoire et, pour les compétiteurs, sur les positions à conquérir. Le nombre des candidats à la présidence ils sont 11 de partis nationaux et de groupes régionaux 34 en tout ne doit pas faire illusion. Il n’y a que quatre secteurs à partager la clientèle électorale aussi bien que les manœuvres et les rixes. Pour l’essentiel, c’est du jeu de leur alliance, de leurs antagonismes sociaux, de leurs affrontements idéologiques que la scène politique va se remplir.
L’élection présidentielle libre au suffrage universel est une nouveauté en Haïti. Aussi en prenant une ampleur nationale, plus encore qu’en 1930, la campagne électorale remue d’importantes forces sociales et politiques. Mais, à la différence de 1946, il ne se produit pas un véritable brassage d’idées nouvelles. Les programmes politiques formels mis à part, l’enjeu des débats, avoué ou camouflé, on fait de la question de couleur le lieu idéologique par excellence de la lutte entre les différentes fractions des classes dominantes et des classes moyennes pour la conquête du pouvoir. Tant il est vrai que l’on regroupe spontanément en deux camps les forces en présence : le camp mulâtre, bourgeois, catholique, libéral dirigé par Louis Déjoie et le camp noir, petitbourgeois, populaire, révolutionnaire partagé entre Jumelle, Fignolé et Duvalier. Les forces du bien contre les forces du mal, dira la propagande déjoïste. À la vérité, la dynamique sociale et politique, on le sait depuis le XIXe siècle, ne trouve pas son compte dans cette dichotomie. Les tensions et contradictions qui meuvent les groupes, fractions et catégories de la société haïtienne vont prendre des formes diverses et inattendues au cours de cette compétition même si la toile de fond est tissée de l’historique opposition entre une aristocratie mulâtriste et un bloc noiriste.

Louis Déjoie
En ouvrant les hostilités contre Magloire, Louis Déjoie avait empli le pays de revendications à caractère démocratique et «développementiste». Mise en accusation de la gestion gouvernementale et de la ligne politique issue de 1946, promesse de remise en ordre, de renouveau et d’investissements multiples, tels sont les grands thèmes de son discours électoral. Industriel, grand planteur, sénateur, mulâtre, Louis Déjoie, prospère, cultivé, la soixantaine bien portante, ranime les espoirs de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie mulâtre qui vont lui constituer une base d’appui indéfectible. L’homme est populaire, son discours porte au delà de sa clientèle bourgeoise pour atteindre les masses de certaines régions où il a des entreprises (Sud, Sud-est, Plateau Central en partie). Son influence n’est pas négligeable dans l’Ouest. Il peut compter sur des officiers de l’armée, sur le haut clergé catholique et sur les sympathies de l’ambassade américaine. Son arme principale, dans la lutte, sera la grève du commerce qu’il utilisera à tous les moments forts de la crise.

François Duvalier
Le secteur duvaliériste n’a pas tardé à se révéler comme la force principale du camp noiriste. Avec l’appui d’un fort contingent de propriétaires fonciers, d’intellectuels et professionnels des classes moyennes, d’une bonne partie de la fraction syrolibanaise de la bourgeoisie d’affaires, François Duvalier, cinquante ans, se présente comme l’héritier de Dumarsais Estimé. Il est connu pour sa loyauté à l’ancien président, victime de la fourberie de Magloire. On le dit timide, modeste, honnête : des qualités rares dans le monde politicien, séduisantes aux yeux de tous ceux qui aspirent au changement. Se situant dans la mouvance de 1946, il rassemble la plupart des anciens estimistes et exerce une attraction certaine sur les petit-bourgeois noiristes inquiets de la montée du déjoïsme. Le duvaliérisme apparaît alors comme un retour en force de la nouvelle alliance dont l’expérience avait été freinée par Magloire. Le mouvement duvaliériste domine souverainement dans le Nord, l’Artibonite et la Grande Anse. Il recrute de nombreux partisans dans les cadres moyens de l’armée, de l’Église et de la fonction publique. Il bénéficie d’une force militante organisée, prête à intervenir pour défendre ses positions et forcer l’orientation de la crise. Pendant la campagne électorale, Fignolé qui le connaissait bien, pour avoir été son partenaire et ami en 1946, ne le ménagera pas de ses attaques qui auront un effet dévastateur dans l’opinion publique de Port-au-Prince.

Clément Jumelle
À côté de Déjoie et de Duvalier, les deux forces principales antagonistes qui se partagent les ressources des classes dirigeantes, Clémente Jumelle, ancien ministre du gouvernement déchu, n’a aucune chance, en dépit de sa jeunesse (quarante-deux ans), de son intelligence, de son modernisme qui attire une fraction technocratique de la petite bourgeoisie. Candidat, il était sous Magloire, la cible principale des leaders de l’opposition, Déjoie en particulier. Il forçait si bien son destin qu’il commençait à devenir un compétiteur redoutable dont on se méfiait au sein même de son gouvernement. La chute de Magloire a emporté ses espérances. Désormais, il est réduit à se tenir debout pour défendre sa peau, sa réputation, son avenir, aidé en cela d’un état-major politique remarquablement énergique et intelligent.

Daniel Fignolé
Daniel Fignolé peut être classé à part. Sa célébrité remonte à 1946. Le mouvement qu’il anime, le MOP, n’a pas une audience nationale, mais il investit totalement les masses de la capitale, et sa force d’attraction s’étend à la proche région de Port-au-Prince. Le professeur, comme on l’appelle familièrement, est né à Pestel dans le Sud-ouest en 1913. Il a enseigné les mathématiques au lycée Pétion et exercé une grande séduction sur ses élèves. Orateur merveilleux, leader charismatique, son apport personnel à l’édification du mouvement syndical haïtien, son influence dans le quartier populaire de Bel-Air où il habite lui valent une réputation enviée de défenseur du peuple et attirent dans son mouvement une fraction de la petite bourgeoisie radicalisée (socialistes, marxistes, progressistes, catholiques de gauche...). Sa capacité de mobilisation, grâce à son fameux rouleau compresseur déjà connu et redouté en 1946, est énorme. Sa puissance politique est décuplée du fait qu’il est assuré de la sympathie affirmée des soldats de la capitale. Il tient Port-au-Prince, siège du pouvoir central, sous la menace de la colère populaire. Cette position stratégique le mettra en situation d’arbitre aux phases les plus aiguës de la crise.

En arrière-fond la question de couleur
Telles sont les principales forces qui vont s’affronter au cours de la campagne électorale. La lutte pour le pouvoir, encore une fois, va se jouer entre les différents clans des classes dirigeantes, avec en arrière fond la question de couleur. Les masses de la capitale et des principales villes de province interviendront comme forces d’appoint. Les programmes se ressemblent tous, axés sur la liberté, la démocratie, la justice sociale, la réforme administrative, le développement économique. Tel est le décor. Mais l’essentiel se passe ailleurs en coups fourrés, en dénonciations des groupes rivaux, en attaques personnelles. Déjoie qui traîne dans son sillage la bourgeoisie mulâtre et ses alliés ne peut pas, à l’instar de ses adversaires qui prennent démagogiquement appui sur les masses, dénoncer le fossé entre les classes, le scandale de l’extrême richesse outrageusement plantée au sein de l’extrême misère.
Le bruit de fond de l’idéologie noiriste et développementiste couvre toutes les voix nouvelles qui entendent trouver de nouvelles pistes de réflexion pour aborder les problèmes du pays non plus en terme des intérêts amalgamés de la bourgeoisie commerçante, des propriétaires fonciers et de certaines fractions de la petite-bourgeoisie urbaine. C’est une tradition coriace que de réduire la pensée progressiste à travers l’histoire d’Haïti à ses deux axes noiriste et développementiste. Il a suffi à un chef d’État de frapper du pied ou de donner de la gueule contre l’aristocratie dominante, de faire construire un pont, une route, un immeuble pour qu’il soit gratifié de l’étiquette de progressiste si non de révolutionnaire. Le développement par les grands travaux publics, par la recherche de contrats d’implantation d’entreprises agricoles et industrielles, l’appel aux investisseurs étrangers constituent l’essentiel du projet économique des classes dirigeantes. Plus d’un siècle de distillation de cette idéologie, nullement remise en question de façon articulée à l’expérience historique, nullement prise à partie, au corps à corps par une autre idéologie ne pouvait avoir d’autres effets que de nourrir les illusions petite-bourgeoises et populistes. Le marxisme introduit d’en haut dans le débat social et politique n’avait pas réussi à acquérir son autonomie stratégique. Il marchait souvent sur la pointe des pieds à côté du noirisme et du développementisme. On retrouvait des marxistes notoires dans tous les camps. Ceux de Port-au-Prince se partageaient entre Déjoie et Fignolé, ceux des zones d’influence duvaliériste suivaient le courant. Quelques tentatives venant des anciens de la Nation et du PSP, à travers l’Alliance Démocratique, n’ont pas réussi à distraire les progressistes et les démocrates des passions partisanes. Qui de Déjoie et de Duvalier va l’emporter ? Telle était la vraie question pour les observateurs.
(à suivre)
vendredi 21 septembre 2007
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Source: Le Matin du 21 septembre 2007
http://www.lematinhaiti.com/PageArticle.asp?ArticleID=8679
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