lundi 10 janvier 2011

La dernière journée de Port-au-Prince


Port-au-Prince, le Palais national, un jour avant le séisme du 12 janvier 2010.- Photo: Ivanoh Demers (La Presse)




Par Chantal Guy
Source: cyberpresse.ca, 10 janvier 2011

Le 11 janvier 2010, Dany Laferrière nous a menés un peu partout dans sa ville natale, où il a passé sa jeunesse avant de prendre le chemin de l'exil, à 23 ans. C'était la veille du tremblement de terre. Nous ne savions pas alors que nous allions immortaliser la dernière journée de Port-au-Prince telle que les Haïtiens l'ont connue. Pour mesurer l'ampleur de la perte, nous vous invitons à voir la beauté de cette ville avant sa destruction. Pour ne jamais l'oublier.
Avec le recul, c'est comme si nous avions visité Pompéi avec l'un de ses plus illustres poètes avant l'éruption. Comme d'habitude, Dany Laferrière était très occupé, conséquence du prix Médicis pour L'énigme du retour. Il était au pays depuis un moment déjà, et on ne cessait de le recevoir avec tous les honneurs. Notamment à Petit-Goâve, la ville de sa grand-mère Da, où on avait décrété une journée de congé pour tout le monde, afin de fêter le retour de l'enfant prodigue.

Mais cette journée-là, il me l'avait promise, en dépit de son horaire chargé, alors que personne ne se doutait du drame qui allait tous nous frapper. Et personne, en fait, ne saura jamais combien le lundi 11 janvier était une journée magnifique.

Les écrivains commençaient à arriver pour le festival Étonnants Voyageurs, annoncé partout sur des banderoles dans la ville. Dany l'avait écrit dans son roman, et nous pouvions le sentir: une relative stabilité était elle aussi de retour à Port-au-Prince, réputé pour ses enlèvements beaucoup plus que pour ses prix littéraires. La ville était ce jour-là grouillante et langoureuse sous le soleil de janvier. Nous allions célébrer sa vitalité, ses poètes, ses écrivains, ses artistes. Ils venaient du Québec, de la France et de l'Afrique pour l'occasion.

Le but de notre reportage était de rendre la courtoisie à un écrivain qui, en 25 ans de carrière, n'avait cessé de nous faire voyager dans son île magique, apportant à la littérature québécoise un souffle nouveau. Pour la première fois, c'était à nous d'aller à la rencontre d'Haïti.

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Très tôt le matin, nous avons accompagné Dany à la radio pour sa première entrevue de la journée. On m'a demandé ce que je faisais là, avec un photographe. J'étais très heureuse de dire que nous étions là pour la littérature. Et cela rendait nos interlocuteurs fiers et volubiles. Spontanément, ça valait une invitation au micro.

- Le Médicis, c'est un prix pour Haïti ou pour le Québec?

- Je pense que nous le partageons, ai-je répondu, enthousiaste et diplomate.

Cela allait donner le ton pour la suite. Parce que nous avions parlé au micro avec Dany, tout le monde allait nous reconnaître dans notre tournée. Les journalistes canadiens qui suivaient Dany Laferrière, et qui trouvaient que le Médicis était aussi à eux. On écoute beaucoup la radio, en Haïti.

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Crochet vers la Direction nationale du livre dirigée par Emmelie Prophète, où Thomas C. Spears, professeur américain de littérature, était en visite. Des amis de l'écrivain. «Le café est déjà dans l'escalier disait Saint-John Perse» a cité Dany, en voyant un employé nous accueillir avec ce café si fort et savoureux qui allait jalonner notre route un peu partout. Parce que le café, comme le rhum Barbancourt, est une institution en Haïti. Discussion sur l'importance de la diffusion du livre en Haïti: Dany déplore que la littérature québécoise ne soit pas mieux connue des Haïtiens.

Ensuite, le fameux Champ-de-Mars, le coeur de Port-au-Prince. Rempli d'étudiants. Quelques-uns font des discours enflammés, écoutés gravement par d'autres. Dany me dit qu'il n'a pas envie de les entendre, comme s'il reconnaissait la fièvre dangereuse de la jeunesse, les mauvais souvenirs de la sienne. Il nous montre le Palais présidentiel et le palais de justice. «Au Québec, il n'y a pas d'endroit où l'État se met en place comme ça. Ici, on le voit. Ça marque quand on est enfant. Ça rend fous les Haïtiens, qui veulent tous devenir président. Il y a deux lions devant le palais de justice, et c'est ça la réalité: on se fait manger. Quand j'étais enfant, je promenais un bâton sur les grillages, en guise de défi...»

Pendant cette promenade, plusieurs personnes l'arrêtent pour lui demander un autographe. Alors que nous nous dirigeons vers le Théâtre Rex et le Café Rex, je comprends soudainement que nous sommes dans son roman Le cri des oiseaux fous. Le roman des 24 dernières heures avant son exil vers le Québec. Ce sont exactement les mêmes lieux. «Le Rex Théâtre, c'était mon cinéma! Je venais y voir des films, des spectacles. Je me souviens de L'enfer des hommes, un film de guerre, que j'ai dû voir ici 30 fois. Ma grand-mère se demandait pourquoi tous ces hommes se roulaient dans la boue comme ça, et je lui répondais: mais c'est un film de guerre!»

Tous les samedis, il allait manger un burger et boire un jus de papaye au Café Rex. «Tous les samedis!» répète-t-il. Et en ce 11 janvier, il veut nous le faire découvrir. Mais le proprio ne voit pas d'un très bon oeil la présence d'une journaliste et d'un photographe. Alors Dany insiste doucement, argumentant que nous sommes venus du Québec pour parler de ses livres, et des lieux qui les ont inspirés. Le burger sera très bon.

Nous visitons le Musée d'art haïtien, pas très loin. Dany nous détaille chacune des toiles qui sont sur les murs. Parce que dans une autre vie, il a été critique d'art. «Puisque j'écrivais sur la peinture dans les journaux, je suis devenu LE critique «dit-il en riant. Depuis le coup de foudre de l'Américain Dewitt Peters en 1944, la peinture haïtienne est devenue célèbre dans le monde. Il nous montre une toile de Wilson Bigaud, Le Paradis terrestre, qui vaut une fortune. Dany a connu personnellement plusieurs des peintres exposés ici, et il a une anecdote pour chacun. Rigaud Benoît, Gessner Armand, Hector Hyppolite...

Il est intarissable.

Nous passons devant le Lycée des jeunes filles au moment de la sortie des classes. Une mer de jolies robes bleues entoure l'auteur du Goût des jeunes filles et l'image est trop belle pour l'ignorer. Elles gloussent devant l'appareil photo d'Ivanoh Demers, ce qui rend Dany Laferrière tout aussi hilare.

Rue Lafleur-Duchêne, dans le quartier Bas-peu-de-chose, nous voyons la maison où il a habité jusqu'à cette nuit fatidique qui a changé son destin,quand son ami journaliste Gasner Raymond a été assassiné. Dans Le cri des oiseaux fous, sa mère, ne voulant prendre aucun risque pour son fils, lui achète un aller simple pour le Québec, en lui interdisant de revenir à la maison. C'est une coquette demeure, que nous contemplons en nous disant que, de là, est née une oeuvre qui vient d'être couronnée par le Médicis. Deux voisins le reconnaissent. Ils échangent des souvenirs.

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Nous resterons deux bonnes heures au mythique hôtel Oloffson, devant lequel Dany passait tous les jours en rêvant d'y séjourner. «Ils ont le service le plus lent de Port-au-Prince, souligne-t-il. Parce qu'ici, on a arrêté le temps.» De nombreuses stars internationales ont fréquenté cet hôtel, comme en témoignent leurs noms inscrits à la porte des chambres. Le plus célèbre étant sûrement Graham Greene, qui s'est inspiré de l'endroit pour écrire son roman Les comédiens.

Le charme suranné de l'Oloffson est irrésistible, ce qui porte Dany à la confidence, autour d'un Barbancourt. De toutes les émotions causées par le prix Médicis, c'est sûrement celle de sa mère qui le touche le plus. Elle ne lui parle jamais de ses livres, alors que sa tante les a tous lus en le traitant de menteur et de chenapan.... «Hier, ma mère m'a fait un joli cadeau. À l'église où elle va prier, tout le monde est venu la voir pour la féliciter de mon prix. Elle m'a alors dit: "?Tu dois être très connu. J'ai fait chanter une messe pour toi."»

Il ferme les yeux. «La forme, c'est magique, parce que cela a un impact sur soi. J'ai toujours su que j'étais un homme de lettres. C'est une aventure que j'ai entreprise pour que ça transforme ma vie. Deviens qui tu es, disait Nietzsche. C'est un chemin que j'ai pris pour que cela devienne ma réalité. C'est le temps que j'y ai mis qui compte. Dans les 30 dernières années, j'ai passé plus d'heures dans la réalité rêvée. C'est avec le rêve qu'on fait les gens. Car si on ne rêve pas, on ne se réveille pas.»

Connait-on vraiment Dany Laferrière? Sait-on que lorsqu'il a lancé cette bombe qu'était Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, un roman de «célibataire», il était déjà en couple avec celle qui partage toujours sa vie, Maggie Berrouet? «Je suis totalement dans la littérature. J'utilise des éléments biographiques pour écrire mes livres, mais mon vrai lecteur, c'est quelqu'un qui ne me connaît pas du tout. C'est ça, le jeu.»

Qu'il joue à fond. De retour à l'hôtel Karibe, bien qu'épuisé, il nous récitera des extraits de L'énigme du retour que nous enregistrons pour les besoins du reportage. Ce reportage interrompu par le séisme, qui n'avait jamais été publié et que vous venez de lire.

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DERNIER ÉCHANGE DE COURRIEL 12 JANVIER 10h

De Chantal à Dany

Mon cher Dany,

Comment te remercier pour cette journée magnifique? Tu as été si généreux de ton temps, c'est rare, d'autant plus que tu es très sollicité. Je ne pouvais espérer plus belle introduction à Port-au-Prince qu'en ta compagnie. Je devrais ajouter que l'introduction était commencée depuis plusieurs années, à la lecture de tes romans. C'est bien cela qui était émouvant pour moi, que de marcher dans ton paysage littéraire. Créer de nouvelles perspectives, tu disais. C'est bien cela, la littérature. Je ne sais trop comment j'aurais réagi si je n'avais pas eu tes romans dans ma tête. Cela m'a rendue plus intelligente, si je peux dire, pour ce premier contact. Rien ne vaut l'expérience vécue, et personnelle, mais elle s'accompagne de ce que nous sommes, et nous sommes mieux bardés quand on a lu, c'est certain. Il faut garder son propre regard, mais si ce regard est pauvre au départ, cela donne des impressions pauvres. Tu m'as enrichie. Car j'insiste: si ce n'était tes romans et toi, je n'aurais peut-être jamais mis les pieds en Haïti, étant une authentique moumoune nord-américaine.

La meilleure façon pour moi de te remercier sera évidemment de faire un bon reportage.

En espérant te revoir uniquement pour le plaisir d'ici mon retour,

Chantal

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De Dany à Chantal

Ma soeur - Je t'embrasse. Tu es dans ton pays. Personne ne peut ni contester ni t'enlever cette carte d'Haïti que tu as dans le coeur.

Affection

Dany

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Le 12 janvier à 16h53, un séisme de magnitude 7,3 a détruit Port-au-Prince.

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