mardi 25 septembre 2007

Il y a cinquante ans, l’avènement de Duvalier au pouvoir (2ème partie)

N.B. La première partie est reproduite sur ce Blog le vendredi 21 septembre.
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Source: Le Matin du mardi 26 septembre 2007
Par Claude Moise
claudemoise@lematinhaiti.com

La bataille électorale 1956-1957 (suite)
Voir Le Matin du 21-23 septembre

L’alliance des deux D contre le magloirisme (2)
Qui de Déjoie et de Duvalier va l’emporter ? La question semble aller de soi tant il est vrai qu’ils représentent aux yeux de tous les observateurs les deux grands de l’arène électorale. Tout n’est pas dit, cependant ; la campagne vient de redémarrer (elle battait son plein déjà en 1956 pendant que Magloire tergiversait). Jumelle ne veut pas mourir, et Fignolé prend très au sérieux son rôle de leader populaire conscient de ses atouts, confiant dans sa puissance de conviction. Les candidats et leurs délégués sillonnent les routes.
C’est le branle-bas de combat. Pourtant ce ne sont pas les préparatifs proprement électoraux qui occupent les esprits au tout début du gouvernement provisoire (décembre 1956-janvier 1957). Quelques changements ont lieu dans l’armée. Le chef de la police, le colonel Marcaisse Prosper, s’est réfugié dans une ambassade. Le général Antoine Levelt est mis à la retraite. Le nouveau chef d’étatmajor de l’armée, le général Léon Cantave, est un officier qui a su tenir tête à Magloire ; on ne lui connaît pas de préférence accusée pour l’un ou l’autre des candidats à la présidence. Le cabinet ministériel est formé avec, entre autres, la participation de représentants de Déjoie et de Duvalier (Paul Cassagnol et Max Botté pour le premier, Marcel Vaval pour le second). Ces mesures ne suffisent pas cependant à répondre aux exigences des forces victorieuses.
Le président provisoire Joseph Pierre-Louis est à la tête du gouvernement, mais le pouvoir effectif se joue dans le cadre du rapport de forces Déjoie / Duvalier dont l’objectif commun immédiat est de nettoyer l’administration des magloiristes. Les « révolutionnaires» n’entendent pas se mettre à la remorque du gouvernement. Dès le 15 décembre, ils commencent le nettoyage. Des commandos du Parti du Peuple Haïtien (Le Souverain} font irruption dans certaines administrations pour déloger des créatures du président déchu. Ces procédés (le déchoucage) sont réprouvés par le ministre de l’Intérieur, Rodolphe Barreau, qui menace de poursuivre les auteurs. Le parti de Déjoie et celui de Duvalier relayés par leurs représentants au sein du gouvernement exercent de fortes pressions sur le président Pierre-Louis pour qu’il procède à une profonde réforme dans la fonction publique. Une commission d’enquête administrative est instituée le 17 janvier 1957. Le même jour les Chambres Législatives sont convoquées à l’extra-o rdinaire le mardi 22 janvier. La loi électorale de 1930 est réactivée et des projets de modification sont soumis au parlement. La loi du 26 janvier 1957 accorde désormais plein et entier exercice de tous les droits politiques à la femme haïtienne âgée de 21 ans accomplis.
Mais ce qu’on demande au gouvernement, ce sont des mesures concrètes et convaincantes contre le magloirisme. Le Conseil de ministres avait par un communiqué du 31 décembre informé que des dispositions devraient être prises en ce sens (mise sous séquestre des biens de ceux soupçonnés de malversations durant les six dernières années, démarches pour obtenir l’éloignement de Magloire de la Jamaïque où il avait trouvé asile, commission d’enquête à mandat étendu). Dans certaines administrations, comme à Damiens, c’est la guerre entre le ministre et son sous-ministre à propos de nominations et révocations jugées injustifiées, donc partisanes. On accuse le président de traîner les pieds. De là à le soupçonner de protéger les intérêts de Magloire, il n’y avait qu’un pas que les ministres déjoïstes et duvaliéristes n’hésiteront pas à franchir dans leur réquisitoire du 2 février.
En fait, la marge de manœuvre de Pierre-Louis est très étroite. Il est enfermé dans le corset constitutionnel, remarque Le Nouvelliste du 18 décembre. Juriste réputé, légaliste, obligé de compter avec les Chambres Législatives issues de l’ère magloirienne et dont on demande le renvoi, attaché à la lettre de la Constitution, le président provisoire ne peut, en fait, gouverner que s’il est assuré de l’appui de Déjoie et de Duvalier dont les intérêts sont loin d’être convergents. Sur un point cependant, ils maintiendront le front uni : en finir au plus vite avec les séquelles du magloirisme et organiser les élections au plus tôt. Dès lors que Pierre-Louis hésite et résiste, ils lui retirent leur appui.
« ... Le caractère constitutionnel de votre gouvernement, lui écrivent le 2 février les ministres démissionnaires, n’excluait pas l’adoption de certaines mesures urgentes susceptibles de répondre aux justes et légitimes revendications du peuple. C’est, d’ailleurs, ce que nous avons toujours soutenu à vos côtés en vous indiquant même des textes de lois, en vous rappelant les principes que vous connaissiez déjà plus que nous pour avoir raison de vos vaines appréhensions de sortir de la Loi et de la Constitution...
« Encore que vos réticences fussent de nature à nous décourager et à nous faire comprendre que votre détermination était déjà prise de couvrir de votre tutélaire protection ces dilapidateurs, inlassablement, nous nous évertuions à mettre sous vos yeux les précédents, tels la procédure menée à l’occasion du Procès de la Consolidation... » (Le Nouvelliste, 7 février 1957)
Il aura donc fallu de peu pour renverser Pierre-Louis. Le coup de semonce est donné le 25 janvier. Une bombe éclate en pleine nuit au Palais Législatif. L’agitation est relancée. Pierre-Louis est violemment attaqué à la radio. Le 2 février, une manifestation de rue est organisée à l’appel du Souverain pour obtenir l’effacement de Pierre-Louis. Puis on apprend que le cabinet est démissionnaire. La lettre de démission conjointe des ministres Cassagnol, Vaval, Bolté et Robin constitue une implacable mise en accusation. Dans la soirée, les porte-parole de Déjoie et de Duvalier appellent à la grève générale. Le communiqué du bureau politique de Déjoie se termine, en interpellant le peuple, par une sorte d’incitation à la rébellion au nom de sa volonté souveraine : « II vous revient donc de sauvegarder les droits sacrés que la Constitution vous a octroyés en reconnaissant que la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens. » Pierre-Louis a tenté de justifier sa politique, de défendre son honneur. Il s’adresse au peuple, confère avec les leaders politiques et les chefs de l’armée. Il accuse les factieux, ceux qui veulent transformer le gouvernement en une vaste machine à règlements de compte, ceux qui veulent en faire un tremplin pour leurs activités partisanes. Il n’y peut rien. Le pouvoir lui échappe. Le 4 février, il démissionne.
« Constitutionnels » contre « révolutionnaires »
La crise va-t-elle se dénouer avec le départ de Pierre-Louis réclamé par la quasi-totalité des secteurs ? À la vérité, elle ne fait que se corser. Comment et par qui va-t-on remplacer le président démissionnaire ? Dès le 3 février, anticipant la vacance présidentielle et devant la détérioration du climat politique, le général Cantave avait pris l’initiative de convoquer les candidats à la présidence pour une évaluation de la situation et dans l’espoir d’obtenir qu’il soit mis fin aux grèves et autres moyens de pression qui perturbent la vie nationale. Déjoie ne répondit pas à la convocation le 3 février, et par la suite, malgré de pressantes démarches, il persiste à ignorer la conférence des candidats à la présidence arguant que son sens de la dignité lui interdit de s’asseoir à la même table que l’ancien ministre des Finances de Magloire, Clément Jumelle, dénoncé par la clameur publique. Le 4 février, six candidats à la présidence : François Duvalier, Daniel Fignolé, Alfred Viau, Clément Jumelle, Franck Sylvain, Julio Jean-Pierrre Audain, répondant à l’invitation du chef d’étatmajor de l’armée, acceptent de se concerter pour calmer le jeu et annulent tous les ordres de grève déjà lancés. Quant à Déjoie, il fait connaître par écrit sa position : les candidats à la présidence ne sont pas qualifiés pour désigner un président provisoire, seule la solution constitutionnelle doit prévaloir. Dans la soirée du 9 février, il intervient à la radio pour expliquer sa position. Il se prononce pour le maintien de la grève jusqu’au rétablissement de la légalité constitutionnelle.
Deux thèses s’affrontent donc. Celle de Déjoie demande l’application pure et simple de l’article 81 selon lequel la présidence provisoire devrait être attribuée au plus ancien juge de la Cour de Cassation, en l’occurrence le juge Jean Baptiste Cinéas. Dans un mémoire daté du 4 février et adressé au chef d’état-major de l’Armée d’Haïti, Duvalier soutient au contraire que l’article 81 ne peut plus servir et qu’il faut recourir à une nouvelle formule qui fasse l’accord des leaders représentatifs du peuple. Il souligne que « la nouvelle vacance produite sous la poussée révolutionnaire prouve éloquemment que l’application abusive et judaïque de l’article 81 de la Constitution n’a fait que détourner la Révolution de son vrai but et de ses aspirations légitimes. » Certains juristes, Colbert Bonhomme notamment, avaient déjà au lendemain de la chute de Magloire développé l’idée que contre ce dernier c’est la Révolution qui a triomphé, et « son triomphe ne saurait consister dans une continuation juridique du régime. » Pour Bonhomme, il est évident que le simple fait d’avoir succédé à un gouvernement révolutionnaire – c’est-à-dire la tentative de Magloire de se succéder à lui-même du 6 au 13 décembre 1956 — « confère au gouvernement de Pierre-Louis un caractère éminemment révolutionnaire. » En conséquence, un tel gouvernement ne devrait pas se sentir pris dans le corset constitutionnel lorsqu’il s’agit de défaire l’ordre magloirien. Pourtant, la bataille livrée contre Magloire tendait explicitement à obliger au respect des règles constitutionnelles. C’est contre sa fourberie et pour le rétablissement des normes constitutionnelles qu’on s’est mobilisé entre le 6 et 13 décembre. Les nuances du débat n’embarrassent pas les politiciens. Le point de vue défendu par Duvalier et entériné par tous les autres candidats à la présidence, sauf Déjoie, veut que dans cette situation exceptionnelle et « révolutionnaire » la solution de la crise repose sur le choix d’une personnalité indépendante comme chef du Pouvoir Exécutif.
Dans le camp des « constitutionnels », on trouve, à côté de Déjoie, le Dr Georges Rigaud, président de l’Alliance Démocratique. Étienne Charlier fait le compte rendu d’une séance au cours de laquelle les tenants des deux thèses se sont affrontés. Ayant contacté Duvalier et Déjoie dans la nuit du 2 au 3 février « en vue d’une action commune contre le gouvernement », Georges Rigaud, Étienne Charlier, Max Sam et Michel Roumain ont réussi à mettre en présence les représentants des deux candidats (Marceau Désinor, Rossini PierreLouis et Max Keitel pour Déjoie, Thomas Désulmé, Edmond Sylvain et Jean David pour Duvalier et le principal responsable du groupe Le Souverain, Windsor K. Laferrière. (Duvalier était présent au début de la réunion. Il s’est retiré lorsqu’il apprit que Déjoie n’y participerait pas personnellement ).

Si tout le monde se met d’accord sur les moyens à prendre pour « obtenir l’effacement de M. Pierre-Louis, par contre, on discute à perdre haleine sur la façon de combler le vide présidentiel en cas de triomphe du mouvement... Les représentants de Duvalier et du Souverain se prononcent pour la solution révolutionnaire contre les autres favorables à la formule constitutionnelle. Charlier précise que le Dr Rigaud inclinait pour la thèse révolutionnaire, mais qu’il s’est laissé convaincre sans grand enthousiasme pour la thèse constitutionnelle que Sam, Roumain et lui-même défendaient « à cause de l’insécurité, du point de vue démocratique, de la solution dite révolutionnaire qui serait livrée à l’improvisation et à l’arbitraire, contrairement aux avantages offerts par la solution « constitutionnelle » dont le caractère automatique ferait aboutir « au choix d’un honnête homme, le juge J.B. Cinéas» et rendrait difficile une opération de l’armée toujours redoutable. L’ambassadeur américain, de son côté, endosse également la formule constitutionnelle. Il a même fait une démarche maladroite auprès de Duvalier. Au cours d’une rencontre avec le candidat le 4 février, il l’avertit que les États-Unis et d’autres gouvernements ne reconnaîtraient pas un président qui ne serait pas le produit de l’application de l’article 81. Cet argument de la reconnaissance avait été soulevé par Charlier au cours de la séance dont il a fait le compte-rendu. Il faisait valoir en effet que cette difficulté leur serait épargnée « puisque dans le cas de la solution constitutionnelle, la reconnaissance est pour ainsi dire un droit acquis. » L’application de l’article 81 apparaît ainsi comme un moyen commode de combler la vacance présidentielle dans cette circonstance particulière et non comme un impératif constitutionnel auquel on recourt spontanément. La clause constitutionnelle, encore une fois, est prise dans le rapport des forces politiques.
Entre temps, le Corps législatif ayant été officiellement saisi de la démission de Pierre-Louis, le général Cantave informe par un communiqué du 4 février que l’Armée d’Haïti se retire du processus de médiation. Le mardi 5 février, obéissant aux consignes de Déjoie, les commerçants maintiennent leurs magasins fermés. Les masses fignolistes (le rouleau compresseur ainsi nommé) commencent à s’ébranler. L’épreuve de force est donc engagée entre les «constitutionnels » et les «révolutionnaires ». Le chef de l’armée écrit à Déjoie pour le mettre en face de ses responsabilités, c’est-à-dire, pour rejeter sur lui l’odieux de la situation qui se dégrade rapidement à cause de la grève du commerce. Dans la matinée, Fignolé fait une pathétique intervention à la radio, un extraordinaire morceau d’éloquence créole qui fait frissonner dans les chaumières. Il accorde un délai de 24 heures à Déjoie ; mwen bay Déjoie jounen jodi a revient comme un leitmotiv pour dire que la longanimité du peuple a une limite. La menace est à peine voilée. Les troupes se rangent en ordre de bataille. Déjoie cède, l’ordre de grève est rapporté dans l’aprèsmidi. Dès lors, les « constitutionnels » sont, à toutes fins pratiques, vaincus.La lutte était déjà reportée dans l’enceinte du parlement, lui-même partagé entre les deux thèses. La lettre de démission de Pierre-Louis est parvenue aux présidents des deux Chambres le 4 février. Le 6, celles-ci reçoivent une demande d’arbitrage des six candidats «révolutionnaires » pour combler la vacance présidentielle. À la vérité, il s’agit pour eux d’établir les modalités de la solution « révolutionnaire». C’est eux qui détiennent le véritable pouvoir de décision. Aussi, après une dernière démarche repoussée par Déjoie le 6 février, les six candidats, réunis en la résidence de René Sterlin à l’avenue StLouis-Roi-de-France, conviennent-ils d’une formule selon laquelle les noms de deux citoyens seront proposés à la ratification de l’Assemblée Nationale. Le recours au parlement ne s’impose que pour la commodité de l’opération et par le besoin de légitimation du choix du camp « révolutionnaire qui a déjà fait savoir que « l’application éventuelle de l’article 81 ne servirait que les intérêts d’un groupe. » Du reste, les Chambres seront pratiquement assiégées. Elles ne sont pas fiables aux yeux du peuple fignoliste et des partisans duvaliéristes. De fréquentes manifestations de rue se déroulent aux abords du Palais législatif. Les parlementaires travaillent sous la menace. Le président du Sénat, Charles Fombrun, sympathique à la thèse constitutionnelle, démissionne.
Les débats sont orageux au Sénat et à la Chambre. Les uns et les autres s’alimentent aux consultations juridiques données ici et là, dont celles de quatre juges du tribunal de Cassation, de Georges Bretoux, ancien constituant et doyen du tribunal civil de Jacmel, des avocats Victor Duncan et Emile Cauvin se prononçant toutes pour la validité de la position des « constitutionnels» . Mais c’est en faveur de la thèse « révolutionnaire » que les deux Chambres trancheront le 7 février 1957. Le même jour, elles se réunissent en Assemblée Nationale pour élire le futur président provisoire sur une liste de trois noms : Franck Sylvain, lui-même candidat à la présidence, mais s’engageant à se retirer s’il est élu ; Dr Demetrius Pétrus et Colbert Bonhomme. Les deux premiers sont proposés par le groupe des candidats « révolutionnaires » et le troisième par le Parti du Peuple Haïtien. Durant les trois jours de délibération, le rouleau compresseur et tout ce que Port-au-Prince compte de groupes de pression se font sentir. On savait depuis la veille que Franck Sylvain était le favori des plus puissants candidats. Les parlementaires intimidés par l’opinion populaire ne pouvaient pas ne pas l’élire. Il obtint 23 voix contre 10 au Dr Pétrus et 2 à Colbert Bonhomme. Ironiquement, Sylvain prêtera serment sur la Constitution qu’on vient d’estropier. Le plus important est que Déjoie vient de subir une cuisante défaite. C’est son adversaire principal, F. Duvalier, qui en profitera le plus.
mardi 25 septembre 2007

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Voici le lien d'où provient l'article ci-dessus:
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http://www.lematinhaiti.com/PageArticle.asp?ArticleID=8718
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