jeudi 27 septembre 2007

Il y a cinquante ans, l’avènement de Duvalier au pouvoir / La bataille électorale 1956-1957 (4ème partie)

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N.D.L.R. Pour les trois premières parties, une copie est postée sur ce blog les 21, 25 et 26 septembre
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Par Claude Moise
claudemoise@lematinhaiti.com

Voir Le Matin des 21-23, 25, 26 septembre 2007

Le compromis boiteux du « collégial » (4)

L’effondrement du gouvernement de Sylvain consacre la montée de l’alliance Déjoie / Fignolé. Au tour de Duvalier de goûter à la défaite. Mais il encaisse et attend la suite. Maintenant, il faut constituer un nouveau gouvernement. Les artisans de la chute de Sylvain, en l’occurrence Fignolé et Déjoie, prennent l’initiative de convoquer le 2 avril une nouvelle Conférence politique de tous les candidats à la présidence en vue de la constitution d’un gouvernement provisoire. Les réunions ont lieu en la résidence de Marceau Désinor sise au 73 de l’Avenue Christophe à Port-auPrince. À l’exception du candidat René Roy dont on n’a aucune nouvelle et de Clément Jumelle qui s’est mis à couvert pour échapper à un mandat d’arrêt, tous les secteurs participent aux délibérations. Louis Déjoie est choisi à l’unanimité pour présider la conférence dont les travaux aboutissent le 5 avril à la formation d’un nouveau gouvernement, le troisième en quatre mois. Toutes les décisions sont prises à l’unanimité, le procès-verbal de clôture des séances en fait foi. (Le Moniteur, 8 avril 1957). Alix Mathon, l’un des participants à titre de membre du bureau politique de Déjoie, se félicite de l’atmosphère de cette conférence qui selon lui, marque comme « une pause à cette frénétique lutte des partis qui déchirait le pays depuis le 6 décembre 1956... N’était la note ridicule de la représentation des candidats Fauché, Audain, Viau, Bonaventure, invités à prendre part à ces assises, l’on pourrait interpréter cette tentative de rapprochement démocratique des leaders comme la manifestation de la maturité politique des élites dirigeantes du pays. La courtoisie, la modération dans les propos, un sincère esprit de coopération... donnaient une allure de grande dignité à cette assemblée. » (Témoignage sur les événements de 1957, Port-au-Prince, Fardin, 1980)
Le gouvernement provisoire désigné sous la dénomination de Conseil Exécutif de Gouvernement est composé uniquement d’un collège de secrétaires d’État à la formation duquel concourent les candidats à la présidence au prorata de leurs forces respectives. La Conférence attribue un portefeuille à chacun des candidats « mineurs » et trois à chacun des trois grands (Déjoie, Duvalier, Fignolé) dont un représentant assurera, à tour de rôle et pour chaque séance, la présidence du Conseil.
Sur la question des inscriptions, Fignolé est demeuré intraitable en sorte que, contrairement à l’avis de Déjoie et de Duvalier, cette formalité est maintenue avec renforcement des moyens de contrôle. La date des élections est fixée au 16 juin, celle de la validation des pouvoirs des députés et sénateurs élus au 1er juillet, et le nouveau chef de l’État prêtera serment le 15 juillet. Enfin, la Conférence « a décidé que la Charte fondamentale du nouveau gouvernement sera la Constitution de 1950, reconnue en toutes et chacune de ses parties qui ne seraient pas contraires aux présentes décisions de la Haute Assemblée.
Le 6 avril, tous les documents sont transmis au chef d’état-major. Au nom de la Conférence, celui-ci est sollicité par lettre signée de Déjoie et Fignolé, de mettre à la disposition du nouveau gouvernement les forces nécessaires au protocole d’installation des nouveaux ministres. Le même jour, l’installation a lieu à la salle des bustes du Palais National. Tour à tour Duvalier, Déjoie et Fignolé prennent la parole selon un protocole visant à sceller l’accord entre les principales forces politiques.
Malgré toutes les précautions symboliques, le CEG, plus généralement connu sous le nom de «Collégial», est une coalition fragile d’intérêts, une formule de compromis à laquelle Duvalier semble adhérer du bout des lèvres. Cette sorte de compromis boiteux ne résistera pas aux premières bourrasques. Apparemment Fignolé et Déjoie sont maîtres du jeu. Ils se sont partagé les ministères de l’Intérieur et de la Justice, les plus importants dans le contexte électoral. Le ministre de l’Intérieur fignoliste Léonce Bernard est doublé du sous-ministre déjoïste, Max Bolté, inversement Grégoire Eugène, fignoliste, assiste le titulaire déjoïste de la Justice, Stuart Cambronne. Duvalier se contente des Relations Extérieures, de la Présidence et des Travaux Publics. En somme il ne dit rien, le sphinx. Il a déjà compris que le lieu du pouvoir s’est déplacé de l’appareil gouvernemental à l’appareil militaire. Il colle à l’armée comme une sangsue et laisse faire.
Plusieurs observateurs nationaux et étrangers expriment leur scepticisme quant à l’efficacité de fonctionnement d’un gouvernement collégial. Mais c’est d’abord le comportement jugé étrange de certains chefs de l’armée qui soulève des interrogations et des critiques. La détention prolongée de l’exprésident Franck Sylvain provoque des réactions et des mécontentements. Des notes de protestation émanant de groupes politiques (le Parti Unité Nationale de Duvalier, l’Alliance Démocratique Haïtienne de Georges Rigaud), de l’ordre des avocats, d’un grand nombre de candidats à la députation et au Sénat sont adressées au chef d’état-major de l’armée. Elles réclament justice pour Sylvain. Dans leur lettre à Cantave, les candidats de plusieurs départements s’élèvent contre la prétention de « groupuscules de Port-auPrince » de faire et défaire les gouvernements provisoires. L’armée entre de plus en plus dans la tourmente. Comme auparavant, les tiraillements au sein du gouvernement commencent avec les réformes dans l’administration et la relance du processus électoral. Le consortium des candidats qui essaie de gérer l’État arrive difficilement à s’entendre pour un partage équitable des préfectures, des conseils communaux, des parquets et des postes-clés dans les ministères. Ces fonctions sont, bien entendu, essentielles au déroulement des élections. Moins de quinze jours après l’installation du gouvernement collégial éclate le conflit, précisément sur le refus du Conseil de nommer Edmond Pierre-Paul, fils du ministre duvaliériste de la Présidence, à la tête du parquet de Port-au-Prince. À partir du 22 avril, les représentants duvaliéristes boycottent le Conseil. Le candidat Duvalier écrit aux membres de la Conférence politique et au CEG une longue lettre dans laquelle il prend à partie ses compétiteurs qui font procéder dans certains ministères (Finances. Agriculture, Éducation Nationale en particulier) « à des nominations, à des transfèrements à caractère purement électoral... », et dans certains cas, comme à la Régie du Tabac, les nominations sont franchement illégales. La réponse du CEG ne se fait pas attendre : devant le refus des ministres duvaliéristes de reprendre leur place au sein du Conseil, celui-ci décide le 24 avril de répartir entre les membres restants les ministères vacants. Pratiquement le CEG est amputé de Duvalier. Une guerre de communiqués entre le bureau politique de Duvalier et le Collège croupion s’engage sur la légitimité de ce dernier. Duvalier conclut que le CEG est dissous et en donne avis au chef d’état-major de l’armée. Les conséquences de cette rupture sur le climat électoral et la situation politique en général seront désastreuses.
Le général Cantave intervient à nouveau en tant que médiateur. Le 26 avril, il réunit aux Casernes Dessalines tous les signataires de l’Acte constitutif du CEG et leur propose de former une junte militaire pour prendre en charge le gouvernement et l’organisation des élections. La formule soumise est la suivante :« Une junte militaire composée du général Léon Cantave et des colonels Roger Villedrouin et Pierre Haspil... présenterait les garanties suivantes :
a) organisation des élections dans le délai fixé par la Charte du gouvernement ;
b) Adoption du projet de décret du CEG ;
c) Formation des bureaux d’inscription et de vote par les seuls représentants des candidats et par tirage au sort ;
d) Neutralité de l’Armée ;
e) Suppression de la fonction de préfet ;
f) Non-participation des Conseils communaux aux opérations d’inscription et de vote ;
g) Tatouage à l’encre indélébile à l’inscription et au vote ; encre dont l’efficacité aurait été préalablement éprouvée par les candidats euxmêmes ;
h) Formation d’un cabinet ministériel militaire dans lequel les membres de la junte n’auraient aucun portefeuille ;
i) Non-immixtion des fonctionnaires publics dans les opérations électorales, sauf ceux désignés par la loi. » (Le Nouvelliste, 27 avril 1957)
Cette formule est acceptée par Duvalier qui se déclare favorable à tout gouvernement susceptible d’organiser des élections libres et honnêtes dans les meilleurs délais. Elle est rejetée par Fignolé et Déjoie opposés par principe à tout gouvernement militaire. Ils engagent l’État-major à soutenir sans équivoque le CEG, seul gouvernement légitime et reconnu. En contrepartie, ils lui proposent de participer au gouvernement collégial en acceptant les ministères de la Défense et des Relations Extérieures. Cette dernière proposition étant refusée par l’état-major de l’Armée, les acteurs sont renvoyés à leur drame.
Ce même 26 avril, une grève inattendue affecte tout le commerce de la capitale. Un comité de commerçants présidé par Alain Laraque fils fait savoir à la radio le 28 avril que le mouvement a été déclenché pour obtenir l’effacement du chef d’état-major de l’Armée, le général Cantave. On lui reproche d’avoir ordonné de disperser le 26 avril, à coups de matraques et de gaz toxiques, une manifestation de femmes déjoïstes ; de tolérer que des stations de radio appellent au pillage et à la guerre civile, que des manifestations populaires troublent la sécurité de la ville sans être réprimées ; de faire montre de discrimination dans l’exécution des mesures de l’Armée. De nombreux officiers de l’armée ripostent en rejetant avec indignation cet ultimatum et en se déclarant solidaires du général Cantave. La grève du commerce, effective à Port-au-Prince, commence à s’étendre en province et menace d’autres secteurs. La situation s’aggrave de jour en jour. Un mouvement d’action patriotique est né à l’initiative de J.J.P. Audain en vue de trouver une solution. Des offres diverses de médiation viennent de partout, y compris de la hiérarchie catholique, sans résultat. Les forces alliées de Déjoie et de Fignolé soutiennent à fond le Collège. Duvalier rejoint par Jumelle et d’autres candidats mineurs campe sur sa position. Le général Cantave semble tenir l’armée bien en mains, mais on sait que le clivage est profond au sein de l’institution militaire menacée d’être subvertie par la crise.
Le 1er mai, le chef de l’armée opère une manœuvre d’apaisement. Il soumet le cas du Conseil Exécutif de Gouvernement au tribunal de Cassation qui, tout en se déclarant incompétent, reconnaît la légitimité du Collège. Deux des huit juges refusent de s’associer à la prise de position du tribunal. Mais Cantave se range à l’avis majoritaire et déclare appuyer le CEG. Ce répit permet la fin de la grève des commerçants qui s’en remettent au gouvernement pour les suites nécessaires. Le 9 mai, Duvalier contre attaque. Il lance, dans un discours qui fait sensation : « Heureux et se congratulant d’être enfin seuls, entre honnêtes gens, entre gens du monde, entre gens de société, débarrassés, enfin, des ruraux que nous sommes... ils ont concerté entre eux la mise en place de leurs dispositifs d’élimination... Ils veulent décider sans nous. Ils sont devenus fous... Notre dernier mot sera le suivant : Votre « Collégial » sans nous est une farce. Vos élections sans nous sont une plaisanterie. » Puis, il ordonne à ses organisations de se retirer de toutes les compétitions électorales. Dès lors, toutes les régions duvaliéristes entrent en ébullition. À partir du lundi 13 mai, jour d’ouverture des inscriptions, c’est l’enfer. Un peu partout dans le Nord, l’Artibonite et la Grande Anse, bastions de Duvalier, des désordres se produisent. Les forces de l’ordre sont impuissantes. Les ordres du gouvernement sont ignorés. Les fonctionnaires désignés par le gouvernement central ne peuvent entrer en fonction. Les bureaux d’inscription -sont paralysés. L’agitation atteint son niveau le plus élevé à Jérémie où de nombreux incendies éclatent et aux Gonaïves où le peuple gagne les rues. Tout un pan du pays menace de couper les ponts avec Port-au-Prince. On s’achemine vers une guerre civile. En vain le gouvernement annonce de sévères mesures de répression contre les fauteurs de trouble. C’est une grave crise d’autorité qui éreinte le pays, lamine le pouvoir. Des actes de sabotage, des manifestations de rue, des grèves se multiplient dans l’Artibonite et le Nord. Des comités de Salut Public se constituent dans ce dernier département pour prendre en charge les services administratifs. Le 18 mai à Port-au-Prince, des partisans de Jumelle et de Duvalier investissent la cathédrale où le traditionnel Te Deum de la fête du drapeau sera célébré. Des cris hostiles accueillent les membres du gouvernement à l’intérieur tandis qu’à l’extérieur le rouleau compresseur les acclame. À la fin de la cérémonie, une mêlée générale ponctuée d’énergiques interventions des forces policières se solde par deux morts, de nombreux blessés et des dizaines d’arrestations.
Le lendemain, le ministre fignoliste de l’Intérieur, Léonce Bernard, et son sous-ministre déjoïste, Max Boité, accompagnés du général Cantave partent en tournée dans l’Artibonite. Ils tombent sur une barricade aux portes de Saint-Marc et se voient interdire l’entrée de la ville. De retour à la capitale, les membres du gouvernement se concertent sur l’incident et sur le comportement de Cantave qu’ils jugent suspect. De toutes façons, ils avaient déjà considéré le général comme un obstacle à leur politique. Ils en profitent donc pour le révoquer en dénonçant son incapacité de rétablir l’ordre dans l’Artibonite. La proclamation du 19 mai qui annonce cette décision du gouvernement souligne que « jusqu’à présent, les meilleures dispositions du gouvernement se sont heurtées à la résistance obstinée de certaines autorités militaires qualifiées. » Elle informe en même temps que le commandement de l’armée d’Haïti est confié au colonel Pierre Armand. Ce dernier semble pris de court. Il fait savoir qu’il ne peut accepter le poste pour le moment. Puis, les membres de l’état-major : Maurepas Alcindor, Bernardin Augustin, Pierre Armand, Louis Roumain, Antoine Multidor, Pierre Vertus, Robert Bazile, Albert Maignan et Robert André signent le 20 mai un communiqué déclarant nulle et inconstitutionnelle la révocation du chef d’état-major. Deux jours plus tard, un avis du Grand Quartier-Général de l’Armée informera que le nom de Pierre Armand a été inscrit par erreur.
Si Cantave avait des scrupules, il vient d’en être libéré. Solidement installé aux Casernes Dessalines, fort de l’appui de nombreux officiers duvaliéristes et jumellistes, il proclame la dissolution du Conseil Exécutif de Gouvernement le 20 mai. Il n’ose cependant pas s’emparer de la présidence. Il assure que l’armée maintiendra l’ordre et la paix en attendant que, par ses soins, des délégués d’arrondissement réunis à la capitale désignent un nouveau président provisoire. Sur ces entrefaites, une nouvelle grève des commerçants est déclarée à Portau-Prince. Le pays est totalement paralysé. L’Artibonite et le Nord sont coupés de Port-au-Prince. L’armée établit un couvre-feu de 21 à 4 heures sur toute l’étendue du territoire. Tractations, conciliabules, médiations, regroupements des forces : la classe politique est frénétique. On s’attend au pire.
(à suivre)
jeudi 27 septembre 2007
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