Par Ericq Pierre
Il n’y a pas longtemps, ne pas aller au cours était pour les étudiants un sacrifice énorme en appui à la cause qu’ils voulaient défendre ou à la revendication qu’ils voulaient faire passer. Un sacrifice et une lourde responsabilité. Entrer en grève était une décision grave qui pouvait être chargée de conséquences. C’était aussi une arme puissante redoutée par tous les dirigeants. Une arme efficace qui faisait à la fois la force et la fierté des étudiants et même de plusieurs parents.
Les grèves réussies, ce n’était pas les grèves de transport comme maintenant. C’était les grèves d’étudiants. C’était aussi des grèves pacifiques. Ou du moins leur niveau d’agressivité était pratiquement insignifiant. Et les étudiants ne sentaient nul besoin de montrer comme aujourd’hui leur capacité de nuisance. Ils acceptaient de prendre des risques énormes et sans contrepartie.
Comme dit l’adage, autres temps autres mœurs. Aujourd’hui, les étudiants ne font plus la grève. Ils ne sèchent pas les cours à proprement parler. Ils empêchent les professeurs de travailler et organisent des manifestations comprenant des occupations des édifices logeant les Facultés ou le Rectorat, des perturbations du trafic automobile dans les rues adjacentes. Ils ne vont pas au cours, mais ils ne sont pas en grève pour autant. Il est en réalité très difficile de qualifier leurs mouvements avec précision. C’est pourquoi les grands titres des journaux font état de manifestations d’étudiants, de mouvements de protestations d’étudiants, de revendications plurielles d’étudiants, etc. Mais on ne dit et on n’écrit jamais que les étudiants sont en grève.
Pourquoi et à quel moment les étudiants ont-ils réalisé que le fait de ne pas aller au cours ne constituait pas à lui seul un geste suffisamment fort pour marquer leur détermination ? Pourquoi et à quel moment ont-ils réalisé que les grèves traditionnelles d’étudiants ne représentaient pas la forme de résistance ou de lutte qui convenait pour faire passer leurs revendications et en assurer le succès ? Est-ce parce que les revendications sont devenues plus corsées qu’elles doivent épouser de nouvelles formes d’expression ? Difficile d’apporter une réponse précise à ces interrogations. J’espère que d’autres (en particulier nos sociologues) y réfléchiront.
En attendant, il est inconfortable de constater que personne ne peut développer des arguments assez solides pour convaincre les étudiants de regagner leur salle de classe. Ce n’est de toute façon pas l’objet de ce texte et je n’ai pas non plus cette prétention. Les étudiants reprendront donc leurs cours seulement quand ils le jugeront acceptable pour et par eux-mêmes. Ou quand ils obtiendront satisfaction. Ou quand ils jugeront s’être suffisamment fait entendre. Mais, je ne peux m’empêcher de me rebeller à l’idée que ni leurs parents, ni leurs professeurs, ni les autorités, ni leurs amis ne soient en mesure de leur suggérer quoi que ce soit, avec quelque chance d’être écoutés.
Je suis maître de moi comme de l’univers, disait César dans sa toute puissance. Nous sommes maitres de nous comme de notre avenir, semblent répondre en écho les étudiants dans toute leur impuissance.
Pour se donner de multiples motifs de rester mobilisés pendant longtemps, ils ont emboîté leurs revendications les unes dans les autres à la manière des poupées russes. Demande de révocation de professeurs à la Fac de Médecine et de remplacement des membres du Rectorat ? Même combat ! Demande de libre accès des fils du peuple à l’Université et de la publication de la loi sur le salaire minimum ? Même combat ! Demande de libérer les étudiants arrêtés et de maintenir les cours de base à l’Ecole Normale Supérieure ? Même combat !
Il ne fait aucun doute que d’autres revendications suivront. Il y a tellement de motifs d’insatisfaction à l’Université et dans la vie quotidienne chez nous que si les étudiants veulent rester cohérents avec eux-mêmes –et rien ne prouve qu’ils ne le veuillent pas— ils n’abandonneront pas la rue de sitôt. Mais ont-ils intérêt à continuer cette forme de lutte ?
S’ils obtiennent satisfaction sur la promulgation de la loi sur le salaire minimum, qu’adviendra-t-il des autres revendications ? Les étudiants accepteront-ils de s’asseoir avec le Rectorat et les Conseils de Direction des différentes Facultés pour trouver des solutions aux problèmes qui les préoccupent ? Ce sont des questions que tout le monde se pose. Les étudiants ne doivent pas feindre de les ignorer. Est-ce qu’ils sont prêts à y apporter quelques éléments de réponse ?
Je sais qu’il appartient aux étudiants – et à eux seuls – de répondre. Je ne vais donc même pas tenter de suggérer quoi que ce soit. Mais, compte tenu de l’importance qu’ils accordent légitimement au dossier du salaire minimum, je voudrais bien faire quelques considérations y relatives.
J’estime au départ que nous n’aurions pas dû laisser ce dossier pourrir à ce point. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour se colleter à ce problème vital ? Les débats sont tellement pollués maintenant que les étudiants sont en train de courir le risque de s’aliéner la sympathie de ceux-là mêmes dont ils veulent défendre les intérêts. Dans un pays au taux de chômage si élevé, nul ne devrait être surpris que, dans les prochains jours, venus de nulle part , des ouvriers ou des compatriotes qui se prétendent tels , occupent les antennes de radio et de télévision pour proclamer qu’ils s’accommoderaient volontiers de moins de 200 gourdes par jour .On est donc en face d’un problème dont la solution ne laissera pas de gagnants. On criera à la manipulation et l’on verra la main du pouvoir et/ou des patrons derrière ces ouvriers. Mais il n’en sera peut-être rien. Résultat, le fossé d’incompréhension s’élargira encore plus.
Il faut regarder la réalité en face. Deux cents gourdes c’est un salaire de misère. Et ce n’est pas avec ce niveau de salaire que la classe ouvrière et les travailleurs en général vont améliorer leurs conditions d’existence. Mais, ils sont aussi nombreux chez nous ceux-là qui feraient tout pour avoir juste un salaire, si modique soit-il. Le pouvoir le sait. Les patrons le savent. Les ouvriers le savent aussi. Toute la question est là. Toutefois, j’incline à croire qu’il n’y a pas quelqu’un en Haïti qui estime qu’un salaire de deux cents gourdes par jour (soit l’équivalent de cinq dollars américains) soit trop élevé pour nos ouvriers et ouvrières. Cela vaut tant pour le Président de la République que pour la Première Ministre.
Je suis donc porté à croire que le délai pris pour promulguer la loi ne répond pas à des motifs sinistres ni à des théories de conspiration contre la classe ouvrière. Dans ce sens, les tentatives d’opposer le degré de sensibilité ouvrière de la Première Ministre à celui du Président de la République sont à la fois maladroites et ridicules. Le Président et la Première Ministre reçoivent et écoutent les points de vues tant des ouvriers que des patrons. Est-ce que cela signifie qu’ils ont des préférences marquées pour les uns ou pour les autres ? Est-ce que le Président de la République roule plus pour les patrons que pour les ouvriers ? Beaucoup répondent par l’affirmatif. D’autres cependant n’hésitent pas à affirmer que le Président ne roule que pour le Président.
Ce dont je suis pour ma part convaincu c’est qu’un salaire à deux cents gourdes, s’il ne provoquera pas toutes les calamités que les patrons prédisent ou évoquent, ne sera pas non plus à court terme un levier pour la création d’emplois. Mais, je suis aussi convaincu qu’il faut mettre un terme à ce spectacle qui contribue à nous abaisser encore plus. Il faut priver les étudiants de cette distraction pour qu’ils puissent reprendre leurs cours. Il faut donc promulguer la loi sur le salaire minimum. Il ne s’agit pas vraiment d’un nœud gordien. Mais il faut trancher ce débat par une décision politique et non par des arguties d’ordre économique et financier. Nous savons tous que la République ne succombera pas à cause de cette décision.
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