samedi 27 juin 2009

Les foyers de tension se multiplient - Haïti : retour à la case départ

Par Nancy Roc
Source: Le Devoir, 27 juin 2009

Pneus enflammés, véhicules endommagés, jets de pierre, incendies, barricades dans les zones limitrophes de l'Université d'État d'Haïti: les foyers de tension se sont multipliés ces trois dernières semaines à travers Port-au-Prince, la capitale haïtienne. Retour sur les événements qui ont conduit à cette nouvelle crise.
Les manifestations qui ont cours ces derniers temps en Haïti ont été enclenchées à la fin du mois d'avril par des étudiants de la faculté de médecine et de pharmacie de l'Université d'État d'Haïti (UEH). Ils s'insurgeaient contre une «formation au rabais» à la suite d'une décision du décanat d'alléger les cours. «La tendance aujourd'hui, c'est de remplacer certains cours par des séminaires. Nous, nous voulons des cours réguliers, des professeurs!», déclare Martial Bénêche, étudiant en cinquième année de médecine.
Ces manifestations ont rapidement été «récupérées» par des étudiants de la faculté des sciences humaines de la même université, réclamant la promulgation immédiate de la Loi sur le salaire minimum votée par le Parlement haïtien le 5 mai dernier.
Cette nouvelle loi, fixant le salaire minimum à 200 gourdes par jour, soit 5 $, a été vivement contestée par certains membres du patronat haïtien. Lors d'une conférence de presse le mercredi 13 mai, l'Association des industries d'Haïti (ADIH) a fait savoir que 50 % des 25 000 emplois existant actuellement dans le secteur des exportations de produits d'assemblage, en particulier du textile, seraient supprimés si l'exécutif la promulguait. L'ADIH opte de préférence pour l'ajustement d'un salaire minimum approprié et progressif. Ce qui, selon ses membres, faciliterait la croissance économique ainsi que la création d'emplois dans un pays où le chômage atteint un taux de 50 % (selon le PNUD).
Deux semaines plus tard, dans une ambiance de révolte, des étudiants se faisant passer pour les défenseurs de la classe ouvrière se sont rassemblés au centre de la capitale pour ériger des barricades enflammées. Plusieurs facultés de l'UEH participent à ce vaste mouvement de revendication.
Le 4 juin, la tension a monté d'un cran: des casseurs -- certains cagoulés -- se sont mêlés aux manifestants, provoquant des échauffourées entre étudiants et forces de l'ordre, ce qui a entraîné l'arrestation d'une douzaine de personnes. Jets de pierre, pneus enflammés, journalistes pris en chasse, la police riposte par des tirs en l'air et le chaos s'installe dans la capitale.
Capital politique
Pour certains observateurs, il est clair que les manifestations ont été infiltrées. Pour le professeur Micha Gaillard, coordonnateur de la Commission présidentielle sur la réforme de la justice, ces manifestations sont «le résultat d'une démission collective des responsables politiques, sociaux et économiques du pays. Les étudiants ont des revendications légitimes» dont personne ne tient compte.
«Ils sont donc allés chercher des sujets d'actualité pour être sous les projecteurs et recevoir l'appui de la population. Mais les différents secteurs politiques et économiques, dont ceux qui sont liés à la corruption, à la contrebande et au trafic de drogue, s'y sont mêlés, notamment ceux qui veulent se faire un capital politique, comme les partis populistes, dont une ou deux des branches du parti Fanmi Lavalas [de l'ex-président Jean-Bertrand Aristide, exilé en 2004], pour ne citer que ceux-là.»
Pour Pierre Espérance, directeur exécutif du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), «le laxisme du gouvernement est à la base de ce mouvement. Il est incompréhensible que l'exécutif cherche à entamer des discussions avec le Parlement aujourd'hui sur un projet de loi soumis au vote depuis trois ans», s'insurge-t-il.
En effet, depuis le début des manifestations, le Parlement et l'exécutif se renvoient la balle. Le président René Préval, élu sous la bannière de l'Espoir, et sa première ministre ne se sont jamais prononcés publiquement. «Le président pratique une politique de désinvolture qui nourrit la crise sociale. C'est son parti qui a voté cette loi. Or il va à l'encontre de celle-ci et de revendications sociales qui remontent à 1986: c'est inacceptable», affirme le sociologue Franklin Midy, de l'Université du Québec à Montréal.
Alors que le secrétaire d'État à la Justice déclarait le 10 juin que «le gouvernement entendait sévir contre les fauteurs de trouble», le 16 juin, un nouveau vent de panique soufflait sur Port-au-Prince: des véhicules privés et officiels ont été la cible de jets de pierre aux abords de la faculté d'ethnologie; la police a rétorqué en lançant des gaz lacrymogènes.
Le lendemain, le président a mis fin au suspense en faisant objection à la Loi sur le salaire minimum: elle entrera en vigueur le 1er octobre 2009 pour les secteurs industriel et commercial, mais le secteur de la sous-traitance ne payera que 125 gourdes par jour, soit 3 $. L'exécutif a renvoyé la loi devant le Parlement pour révision et déclare rester ouvert aux négociations. Ainsi, malgré la mobilisation des étudiants, on revient à la case départ.
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