lundi 18 août 2008

Des idées pour l'action / 2008-2011 : Une feuille de route

N.D.C.P.- Au moment où un nouveau premier ministre et un «nouveau» cabinet vont entrer en fonction, Le coin de Pierre reproduit un article de M. Marc L. Bazin publié dans le Nouvelliste au mois de mai dernier. Il contient des idées qui peuvent être mises en application pour « le plus grand bien du plus grand nombre » .

Des idées pour l'action / 2008-2011 : Une feuille de route

Par Marc L. Bazin
Marclouisbazin@hotmail.com

Face aux émeutes de la faim, nous sommes une fois de plus à la croisée des chemins. La conjoncture est pleine de périls. Entre un Président omni présent et le Parlement divisé, de plus en plus décidé à ne pas céder la moindre parcelle de son pouvoir, un Premier Ministre nouveau va devoir se frayer sa voie vers l'efficacité. La crise alimentaire va certainement s'aggraver, car les causes qui l'ont engendrée -notre faiblesse de production et la montée des prix internationaux- ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Les solutions envisagées au plan national, et ceci est conforme à la nature des choses, ne sont que des palliatifs. On bouchera un trou ici, un trou là, mais le problème de fond restera entier. Pour sa part, la communauté internationale crée des Fonds d'urgence et s'apprête à intervenir aussi bien au plan mondial qu'au plan régional. C'est bien. Mais personne de bonne foi ne devrait nier le lien qui existe entre d'une part, la crise alimentaire mondiale et d'autre part, le protectionnisme des pays développés, le tout aggravé par l'illusion des années 80 qui consistait à croire que l'industrie absorberait l'excédent de main d'oeuvre libérée par le déclin de l'agriculture.
De toutes façons, la communauté internationale ne nous doit rien. Une fois éteints les pleins feux de la presse internationale, le silence s'abattra sur nous et sur nos malheurs comme jadis, une chape de plomb s'était abattue sur le Sahel et sa sécheresse.
Le moment est donc venu pour nous Haïtiens de nous regarder en face et de nous reprendre en mains. Le texte qui suit est notre contribution à cet essai national nécessaire de reprise en mains. Ce que nous proposons n'est pas un plan de développement. Ce que nous proposons est une feuille de route. Comme toute feuille de route, elle se situe à l'intérieur d'un temps donné 2008-2011 et est assise sur une liste de priorités.
Ce texte est en trois points, comme suit :
A.- Une globalisation ratée
B.- Ni Etat faible, ni Etat fort mais un Etat utile
C.- Une feuille de route 2008-2011
A.- Une globalisation ratée
Avant d'exposer la feuille de route, situons-en le décor et l'arrière plan.
Nous sommes dans la globalisation. Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, le vaste mouvement d'intégration des économies qui, à travers des bouleversements technologiques extraordinaires ''a fait se rencontrer le temps et la géographie dans un télescopage dramatique'', est un fait de la vie. La seule question que nous devons résoudre est celle de savoir comment la tourner à notre avantage. Pour nous accommoder de la globalisation, nous avons, depuis les années 1980, procédé à un nombre important de réformes. Ces réformes n'ont conduit ni à la croissance économique ni à l'égalité des chances. Depuis 4-5 ans, nous avons contrôlé le déficit budgétaire. Nous avons réduit l'inflation. Mais, contrairement aux attentes, ni la croissance ni les investissements n'ont augmenté. Entre l985 et 1995, nous avons ouvert notre économie à un rythme tellement accéléré et tellement en profondeur que nous sommes classés par le Fonds Monétaire Toutefois, comme le premier de la classe en Amérique latine et dans la Caraïbe. Malheureusement, la libéralisation du commerce qui était censée nous permettre d'utiliser les facteurs de production dans lesquels nous avons un avantage comparatif, notamment notre main d'oeuvre, pour augmenter nos importations, n'a pas donné les résultats escomptés. Au contraire. Ce sont nos importations qui ont augmenté, passant de $500 millions en 1995 à $1,6 milliard aujourd'hui. Dans le même temps, nos exportations, au mieux, ont stagné, plafonnant à $500 millions dont $440 pour l'assemblage. Les réformes n'ont pas attiré les capitaux étrangers privés. Nous sommes restés tributaires de l'aide publique officielle internationale, laquelle fluctue continuellement et est associée, la plupart du temps, à de nombreuses conditions. Nous avons raté l'entrée en globalisation.
B.- Un Etat ni faible, ni fort mais un Etat utile
La raison essentielle du ratage est que la globalisation, l'ouverture, les libéralisations ne servent à rien si elles ne s'accompagnent pas de mesures complémentaires. Le défi pour nous est de concevoir et de mettre au point un arsenal de politiques qui donnent la garantie que notre pays pourra se saisir des opportunités qu'apporte la globalisation, de telle façon que nos pauvres bénéficient de l'intégration dans l'économie mondiale et en même temps soient protégés des coûts inévitables qui sont la rançon des rapides changements sociaux politiques et économiques. De telles mesures complémentaires ne peuvent intervenir que par l'action de l'Etat. Malheureusement, la conception que nous avons aujourd'hui du rôle de l'Etat est inappropriée. Dans l'esprit de la plupart de nos dirigeants, le fait que les réformes impliquent la liberté des marchés, tendrait à signifier ''moins il y a d'Etat, mieux cela vaut''. Ce n'est pas la bonne approche. La bonne approche, c'est celle qui postulerait ''davantage de marché mais un meilleur Etat, un Etat utile. L'Etat d'aujourd'hui, ce n'est pas moins d'Etat mais un non-Etat. Aussi longtemps que l'Etat sera un non-Etat, aucune des mesures d'intégration à l'économie mondiale que nous avons prises ne produira d'effets. Ce qu'il nous faut, c'est une nouvelle vision du rôle de l'Etat dans l'économie. Pour exécuter la feuille de route, il nous faudra donc opérer la transition entre l'approche de maintenant qui repose sur le postulat ''Davantage de marché et moins d'Etat'' et une autre approche basée sur un meilleur Etat, dont les interventions seraient plus nettes, plus cohérentes et davantage orientées vers l'amélioration des conditions des pauvres. Le problème, ce n'est donc pas « plus d'Etat ou moins d'Etat » mais un Etat plus engagé, plus responsable et plus clairvoyant dans ses interventions.
Quels sont les soubassements de l'Etat utile ?
Un Etat utile, c'est un Etat qui donne les biens publics-la sécurité physique pour les personnes et pour les biens, la fiabilité pour les transactions, la garantie d'un système judiciaire compétent, honnête et crédible-la réduction du taux d'accroissement démographique pour éviter que tous autres efforts de développement ne soient en pure perte - l'amélioration de la gouvernance par le maintien de la stabilité macro économique, la réduction des règlements et complications administratives qui encouragent la corruption et la recherche des privilèges, une fonction publique de gens compétents dont la carrière est à l'abri des aléas politiciens, de meilleures procédures de contrôle de ses actions (Parlement, Cour des comptes, Unité de lutte contre la corruption, Presse) et la décentralisation, entendue comme le transfert effectif aux autorités locales des sphères de compétences qui leur sont allouées par la Constitution . Sur la base de ces préalables, l'Etat utile devrait à partir de maintenant, s'assigner huit points.
C.- Les huit priorités de l'Etat utile :
I.- Réduire les inégalités
Le peuple tolère moins la faim quand il sait -et voit- que d'autres ont les moyens de manger davantage que de raison. Réduire les inégalités est donc une contribution utile à l'apaisement, à tout le moins à l'espacement des violences. Réduire les inégalités est également un objectif prioritaire parce que réduire les inégalités présente le triple avantage de réduire la pauvreté, d'augmenter le potentiel de réduction de pauvreté de toute croissance et de permettre aux pauvres de participer à la croissance. Mais la question principale est celle des mécanismes de réduction des inégalités. Nous pensons qu'il convient rapidement de procéder à une refonte du système fiscal qui fasse porter le poids de la pression davantage sur le revenu que sur la consommation et la dépense. S'agissant de l'accès à la terre, notre préférence va à une politique d'encouragements et de subventions aux petits paysans pour leur faciliter l'achat collectif de terres aux grands propriétaires, et à une politique fiscale qui pénalise les absentéistes. De manière générale, il est urgent de créer des filets de protection sociale dont les bénéficiaires seraient soigneusement identifiés grâce à une politique dont la mise en oeuvre serait confiée aux églises et aux organisations de bienfaisance.
II.- Créer l'emploi
Le chômage, i.e. le manque d'un revenu stable, est source de pauvreté, 70% des Haïtiens sont au chômage. Créer l'emploi réduit la pauvreté. Créer l'emploi passe par :-des politiques qui augmentent la demande de main d'oeuvre. Il s'agit donc de toutes les politiques qui encouragent l'investissement aussi bien la stabilité macro économique que la création d'un climat d'incitation favorable comprenant la paix, la sécurité et la disponibilité des services d'électricité, de ports, de téléphones indispensables à la production, l'élimination des entraves légales, réglementaires et administratives à la création d'entreprises, en bref, il s'agit de toutes mesures qui font baisser le coût des transactions.-l'encouragement à la création et à la productivité des petites et moyennes entreprises à travers des programmes de formation professionnelle, l'accès au crédit, et la promotion de secteurs d'activités favorables à la création d'emplois, tels que le tourisme et les constructions de logements ainsi que des programmes de création d'emplois publics dans les infrastructures et dans le secteur agricole-la formalisation de l'informel par la formalisation des titres de propriété des occupants de terrains actuellement sans titre et leur accessibilité au secteur bancaire- l'accès à de nouvelles facilités de pénétration des marchés extérieurs pour l'exportation-l'accès au Guest Worker programme de travailleurs haïtiens aux U.S.A.-la création d'emplois publics non agricoles-l'élargissement des liens avec l'économie globale par le maintien d'un taux de change compétitif, le soutien fiscal et financier aux entreprises à capacité et à volonté d'exportation, l'intensification des relations d'échanges avec le CARICOM, une participation plus active aux négociations internationales visant à augmenter l'ouverture du commerce mondial.
III.- Dynamiser le secteur agricole
Les pauvres dépendent plus que proportionnellement de l'agriculture. Les mesures intervenues au début des années 80 et qui visaient à promouvoir l'agriculture à travers des dévaluations du taux de change, la suppression des offices de commercialisation et la réduction des taxes à l'exportation ont échoué à augmenter la production nationale et à améliorer le revenu paysan. Mais nous devons bien nous rendre à l'évidence, les changements d'incitation par les prix ne sont jamais parvenus au niveau de l'exploitant agricole. En fait, c'est beaucoup plus grave : c'est le système même d'incitation par les prix qu'il convient de remettre en cause car il s'est révélé impropre à dynamiser le secteur agricole. De plus, même si un système d'incitations par les prix arrivait à améliorer le revenu du paysan pauvre, le système jouerait contre les intérêts du consommateur pauvre, en sorte que l'effet net sur la réduction de la pauvreté serait nul. L'action doit donc porter sur l'amélioration de la productivité, laquelle passe nécessairement par des investissements publics substantiels dans l'infrastructure rurale, l'irrigation, le crédit, la recherche, l'encadrement, la promotion d'exportations agricoles non traditionnelles, l'octroi d'avantages incitatifs et une politique systématique, organisée, et volontariste d'opposition au protectionnisme des pays développés.
IV.- Augmenter la contribution du secteur bancaire à la croissance
La libéralisation financière n'a pas produit les résultats escomptés. L'Etat doit maintenant intervenir. 80% des avoirs du secteur bancaire sont concentrés entre les mains de trois banques et 10% des emprunteurs individuels comptent pour 80% des crédits alloués par les banques. Le crédit est cher. Le système ne finance pas l'agriculture, fer de lance de la relance. Le système est fortement dollarisé, la part des dépôts en devises étrangères par rapport au total des dépôts représentant plus de 50%. À quoi il faut ajouter qu'une politique de dollars relativement pas chers a encouragé les Haïtiens à emprunter en dollars plutôt qu'en gourdes au point où les prêts en dollars représentent une proportion très élevée du total des prêts du système. Fin 2006, le portefeuille des institutions de micro crédits ne représentait qu 15% du total des crédits du système bancaire et leur contribution se limite au financement des fonds de roulement de petites entreprises engagées dans le commerce et est sans impact sur le capital fixe et les activités de production. Du secteur des assurances et de sa capacité à absorber de gros chocs, on sait peu de chose. Pas davantage on ne sait l'état réel des fonds de pension (publics ou privés) et encore moins leurs méthodes de gestion de portefeuille.
L'Etat doit donc
i) encourager le secteur bancaire à financer la croissance,
ii) se doter d'un instrument capable d'accorder des crédits à des secteurs considérés comme prioritaires à des conditions favorables et à donner sa garantie aux banques commerciales sur les mêmes opérations,
iii) décourager les banques, en renforçant la compétition, de la pratique actuelle qui consiste à garder à un niveau très bas les taux d'intérêt sur les dépôts et très élevés les taux d'intérêt sur les prêts et de consacrer une grande part de leur financement aux bons BRH sans risques.
V.- Satisfaire la demande en services d'infrastructure
Notre stock d'infrastructure est insuffisant. La disponibilité en matière d'infrastructure est indispensable à la croissance, car elle est source de plus grande productivité, de prix de production plus bas, de plus grande rentabilité pour les entreprises et par suite d'encouragement à l'investissement et à l'augmentation du potentiel de croissance. Les services de production de ports, d'électricité et de télécommunications doivent être privatisés ou donnés en concession pour une exploitation rentable qui soulagerait le budget et inciterait le secteur privé à prendre des risques.Pour ce qui est des routes, les dotations actuelles de Fonds Routier ne suffiront pas à la tâche. De même, l'ampleur de besoins dépasse les capacités du secteur privé. C'est donc à l'Etat qu'il revient d'en assumer principalement la charge.
Plusieurs formules de financement sont envisageables:
-l'élargissement et l'extension des taxes basées sur la consommation des produits pétroliers affectées à la construction de routes
-dans le calcul du déficit budgétaire, un traitement différencié du recours à l'emprunt ou à la Banque Centrale selon qu'il s'agirait d'une dépense en capital, destinée à produire des bénéfices, ou de simples dépenses de fonctionnement à fonds perdus
-un système de partenariat public privé dans lequel le privé investirait et se rémunèrerait par des prélèvements sur les usagers sur la base d'un accord avec l'Etat
-l'émission publique de bons à souscrire par le secteur financier avec, au besoin, la garantie d'organisations internationales de financement
-l'émission de bons par l'Etat garantis par les envois en devises de la diaspora.
VI.- Améliorer le capital humain
Le point le plus important de l'amélioration du capital humain est la réduction du taux d'accroissement de la population. À défaut de réduire le taux d'accroissement de la population, tout ce que nous pourrions faire pour sortir de la pauvreté serait ''lave men siye a tè'', c'est un piège de pauvreté indéfini dans le temps et dans l'espace. Réduire la taille des familles est non seulement une garantie de meilleures conditions de santé et de nutrition mais un moyen puissant de réduction des inégalités. Ceci dit, l'amélioration du capital humain passe non seulement par une augmentation substantielle des ressources publiques à l'éducation et à la santé mais par une priorité aux pauvres pour ce qui est de l'augmentation de ces allocations et l'élimination des frais d'inscription, d'écolage, de livres et d'uniforme à la charge des parents pauvres, notamment dans le domaine de l'enseignement primaire.
VII.- Adapter la politique budgétaire aux circonstances du moment
Nous avons, dans un article précédent, traité de la question de la politique budgétaire actuelle et de ses incidences sur la lutte contre les émeutes de la faim et contre la pauvreté, mais vu l'importance de la question, il nous semble devoir répéter notre position. Nous sommes pour la stabilité macro économique. Nous sommes d'accord qu'elle passe par des politiques budgétaires responsables, appuyées sur la réduction des dépenses, l'augmentation des recettes, le contrôle du crédit et des politiques de taux de change flexibles. Mais dans les circonstances d'aujourd'hui, les vraies sources de l'inflation sont ailleurs que chez nous et nous n'en avons pas le contrôle. De plus, nous ne pensons pas, compte tenu de la vaste capacité de production actuellement sous-utilisée, qu'il soit indispensable, pour contrôler l'inflation, de maintenir à zéro le niveau de déficit budgétaire autorisé, ni qu'il soit indispensable de réduire ce déficit en un an plutôt qu'étalé sur une plus longue période, ni non plus qu'il faille maintenir cette exigence au-delà de la période minimale nécessaire à faire naître la confiance du secteur privé.
VIII.- Réaménager les rapports avec l'aide internationale
Quand elle est de faible niveau, instable dans son volume et aléatoire, l'aide internationale ne contribue pas à la croissance de manière satisfaisante.
Le réaménagement des rapports se présenterait comme suit:
i) l'aide devrait s'adapter aux besoins nouveaux découlant des émeutes de la faim, aussi bien quant à son montant et sa souplesse que dans la recherche d'un équilibre satisfaisant entre la stabilité macro économique et les besoins pressants d'investissements dans les infrastructures, la relance de l'agriculture, la création d'emplois et la satisfaction des besoins en matière de santé et d'éducation.
ii) l'ouverture des marchés des pays développés à nos exportations devrait être encouragée
iii) le soulagement de la dette devrait intervenir à un rythme plus rapide
iv) Nos propres stratégies et priorités devraient être mieux comprises
v) l'aide devrait passer en priorité par le gouvernement et utiliser des mécanismes de comptabilisation qui permettent d'éviter les complications, les litanies de rapports et la balkanisation du budget
Conclusion
Notre politique économique actuelle est basée sur le modèle des marchés libres, de la libéralisation des marchés financiers, de la libéralisation du commerce et de la stabilité macro économique. Faute des instruments qui l'auraient rendue efficace, cette politique ne marche pas. Sans doute le DRSP n'est-il pas mort. Loin de là. Mais dans sa version macro économique, le niveau de rigueur qu'il sécrète est devenu incompatible avec les récentes explosions de la faim, lesquelles pourraient à tout moment remettre en cause n'importe quel équilibre macro économique, de quelque prix humain et social qu'il ait été payé. La crise alimentaire nous fournit une opportunité de remettre en cause la version de stabilisation macro économique de la politique actuelle. Mais il faut la remettre en cause pour un temps limité -3 ans - dans des conditions de clarté, de logique interne et de discipline qui garantissent l'efficacité et le succès de la démarche nouvelle, l'objectif final étant de réduire la pauvreté et, par suite, de rendre notre pays moins instable et davantage propice à l'investissement et à la croissance.
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