lundi 10 décembre 2007

«Misère crasseuse et richesse sale»

N.D.P.M.

  • 1 acre = 4047 mètres carrés.
  • Domaine de la famille Benetton en Argentine: 400 000 acres ou 1 619 millions de mètres carrés.
  • Ile de La Gonave (Haïti): 750 kilomètres carrés ou 750 millions de mètres carrés.
  • Rapport Domaine famille Benetton sur Ile de La Gonave: 1 619 / 750 = 2,16
  • Réponse à la question de J.M. Bourjolly: Le domaine des Benetton en Argentine représente 2,16 fois l'île de La Gonave !
  • Si l'on considère l'aire fournie par Wikipédia pour l'île de La Gonave, soit 743 kilomètres carrés, ce rapport est de 2,18, ce qui est pratiquement le même.
  • Si l'on compare le domaine des Benetton à l'île de Montréal (500 kilomètres carrés), île que Jean-Marie Bourjolly a déjà découpé virtuellement en morceaux (comtés), le rapport est: 1619 /500 = 3,24.

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Misère crasseuse et richesse sale
Par Jean-Marie Bourjolly
(collaboration spéciale),
Buenos Aires, 8 décembre 2007
Source: Le Matin du lundi 10 décembre 2007


La misère crasseuse, c’est ce que vivent ces gens qui dorment dans la rue, ou encore ce petit garçon au visage sale qui fait à peine cinq ans, que je croise au métro Independencia. Avec un culot qui force l’admiration, il a placé un gobelet juste à côté du guichet à travers lequel on reçoit la monnaie. Impossible d’y échapper. À moins de se durcir le cœur, comme je le fais chaque fois que je vois un enfant en train de mendier. L’envie me prend, à chaque fois, de rosser ses parents. C’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher de le « prendre personnel ». Après tout, ce petit mendiant, ç’aurait pu être moi si – God forbid! – je n’avais pas eu la mère que j’ai eue. Bref, j’étais presque en retard à mon rendezvous avec L., et l’amie tanguera qui m’accompagnait jusqu’à Callao me dit, comme si elle lisait dans mes pensées, qu’elle refuse catégoriquement de donner de l’argent à des enfants. Le petit dégourdi lui demande ce qu’elle est en train de dire de lui, qu’il ne comprend pas. « Je m’exprime en anglais justement pour que tu ne comprennes pas ce que je dis, mi amor! »


La richesse sale – dans le sens de « filthy rich », ou encore: « nèg sa-a gen yon lajan sal ! » – c’est ce que je m’apprête à côtoyer. Mon amie L. est architecte. Elle m’a invité à visiter le chantier d’une maison secondaire – un chalet, quoi ! – qu’elle construit pour un client irlandais; appelons-le Mike. Nous roulons vingt minutes vers le nord jusqu’à San Isidro, le quartier le plus exclusif de la région de Buenos Aires, paraît-il. Une fois sorti de la route principale, on ne voit que des murs. Des murs, des murs et encore des murs. De hautes murailles derrière lesquelles, on présume, doivent se trouver des maisons. À la marina, je fais la connaissance de Mike et de deux autres Blancs, des « just come » visiblement; l’un d’eux tient un chien en laisse. Dans ce qui, de l’extérieur, ressemblerait à un vulgaire – mais immense – hangar, sont entreposés plus de deux cents canots à moteur, nettement alignés en deux rangées le long des murs que l’on a à sa droite et à sa gauche. Ce qui me frappe, c’est de les voir empilés, quatre par quatre, sans se toucher. Un chariot élévateur conduit par un opérateur prend délicatement un canot situé au troisième niveau et roule vers une plateforme où il le dépose gentiment. Celle-ci, contrôlée par un treuil, glisse doucement le long d’un plan incliné. Le bateau de monsieur est avancé. Le tout aura duré peut-être deux minutes. Même pas. Non, je ne vous raconte pas les choses dans l’ordre où elles se sont passées. J’ai saisi le fonctionnement du système d’entreposage au premier coup d’œil, et ne faisant ni une ni deux, j’ai sauté sur ma caméra vidéo, savourant à l’avance le succès qu’auront ces images auprès des étudiants de mon cours de logistique. Las! Sécurité oblige, interdiction de filmer, me dit-on. Excusez! C’est pas tous les jours que j’ai la chance de frotter mes épaules contre celles de la classe ouvrière.


J’essaie de faire le compte de ce que je vois. Deux hangars, celui que je viens de décrire et un autre, pour des canots de huit places ou moins; et puis, amarrés le long des quais, des bateaux, des gros bateaux, des centaines de gros bateaux, des gros bateaux à droite, des gros bateaux à gauche, des gros bateaux partout. Des bateaux immaculés, bien attachés, parfois recouverts d’une bâche. Un ensemble rigoureusement ordonné. Comme les pierres tombales d’un cimetière bien entretenu. Mais alors que nous sortons de la marina, nous rencontrons un vrai cimetière celui-là, vilain dépotoir de sacs et de bouteilles de plastique vides et autres déchets non bio-dégradables. Richesse sale : au sens propre, cette fois. Nous naviguons sur un bras du Paraná, qui va se jeter dans le Rio de la Plata. Mike s’est étendu à la proue de son canot automobile; le voilà donc en compagnie de son chien, de ses invités, de son architecte, du mari et de l’ami de son architecte, et de son pilote. Il a fait l’acquisition du lot le plus étendu d’une île vierge de quatre-vingts hectares divisée en une trentaine de propriétés. En vertu du règlement de copropriété, on ne pourra construire qu’une maison sur chacune d’elles.


Après une vingtaine de minutes de navigation, nous accostons derrière un bateau à fond plat qui sert au transport des matériaux. Ce que de prime abord je prends pour la maison en construction n’est que l’aire à barbecue. Heureusement que je n’ai pas ouvert la bouche. La structure de la maison à deux étages sur pilotis est ceinturée d’un plan incliné en bois : une image qui me fait penser au chantier de construction des pyramides dans Astérix et Cléopâtre.


Une grande maison préfabriquée pour loger la dizaine d’ouvriers qui passent la semaine sur le chantier. Du linge qui sèche au vent, de la viande sur un feu de bois. J’écoute d’une oreille distraite le babillage des invités de Mike : un Suisse qui veut tout visiter, tout voir, tout acheter; un Américain qui vient d’ouvrir une antenne de son business à Buenos Aires et cherche une propriété où son représentant pourra recevoir (« entertain ») ses importants clients. Je regrette de n’avoir pas pris avec moi le livre de Hannah Arendt que j’ai commencé à lire dans l’avion.Mike s’amuse à lancer une bouteille de plastique à l’eau. Quand le chien la lui ramène, il s’ébroue et nous éclabousse. Son maître s’en réjouit. Le sale con ! Les autres semblent s’en amuser. Je me retiens pour ne pas éclater.


Nous faisons le tour de l’île et accostons à l’autre bout, pour visiter une espèce de maisonmodèle. Pour ceux qui ne veulent pas avoir recours à leur propre architecte, comme l’a fait Mike. Grosse cabane. Deux chambres à coucher, deux immenses salles de bain, deux toilettes plus petites. Je ne peux m’empêcher de penser que cela fait beaucoup de bols de toilette par paire de fesses. Derrière la cuisine, une chambrette et une toilette minuscule : les quartiers de la bonne. Pendant que je jauge la pièce du regard, Mike se met à l’arpenter, et je l’entends s’écrier : « Il n’y a pas de place ici pour un lit! Si on essaie d’en placer un dans le sens de la longueur, la porte de la cuisine ne s’ouvrira pas. Dans le sens de la largeur, il faudrait l’enjamber pour entrer dans la toilette. Quand ils passeront une annonce pour une bonne, faudra surtout pas qu’ils oublient de préciser : réservé aux naines. » Il a l’air sincèrement scandalisé.


J’éprouve un mélange de sentiments qui me donne une impression de déjà vu. Où donc, et quand, ai-je vécu une scène semblable ? Cette interrogation me poursuit toute la journée. Et ce n’est que dans mon lit, après une nuit de tango, que la mémoire me revient. Dans « Mr. Know-All », une nouvelle de Somerset Maugham, le narrateur est profondément irrité par l’attitude d’un compagnon de voyage en bateau, un monsieur-je-sais-tout qui met son nez partout, a une opinion éclairée sur tout, a tout vu, tout analysé, tout compris. Personne d’ailleurs ne peut l’encaisser tant il est imbu de son importance. Un soir, au dîner, en raison d’une violente altercation avec un autre voyageur et un pari sur la valeur du collier de perles que porte la femme de celui-ci, Mr. Know-All se trouve placé devant un dilemme : avoir le dernier mot et compromettre la jeune femme aux yeux de son mari et des autres passagers, ou perdre la face et cent livres, une somme importante après la guerre. Après un moment d’hésitation, il choisira, lui le négociant en perles, de passer pour une grande gueule qui n’y connaît rien. Et le narrateur de dire quelque chose comme : « I began to like Mr. .... ». Voilà qui illustre parfaitement la puissance de la littérature et le talent de l’extraordinaire écrivain qu’était Somerset Maugham. Car, au fond, l’art du conteur n’est-il pas de faire naître chez le lecteur ou l’auditeur les émotions mêmes qu’il aurait ressenties s’il avait été témoin direct des faits rapportés? Et au-delà de leur spécificité anecdotique, ces deux histoires n’ont-elles pas en commun quelque chose d’essentiel? « Thème », dit l’écrivain; « modèle », dit le mathématicien. Ils me font marrer ceux-là qui pensent que les mathématiques et la littérature sont des disciplines opposées, voire contradictoires.


J’entendais ce que disait Mike et à sa voix se superposait celle d’un architecte haïtien de mes amis. (Décidément, qu’est-ce que j’ai avec les architectes aujourd’hui ?) Il avait reçu d’un de nos nouveaux riches, grand mangeur avant la lettre, le mandat de lui construire une maison. Le bonhomme l’avait mené devant la maison d’un autre nouveau riche-grand mangeur et lui avait dit: « J’en veux une plus grosse ». « Et le budget ? » « Qui te parle de budget ? Une plus grosse, je te dis ! » Et quand vint le moment de discuter d’organisation de l’espace, mon ami s’entendit répondre: « Les dépendances? Quelles dependences ? Tu ne peux pas fouiller un trou sous la maison pour mettre ces gens-là ? » Ce que dit Mike de la chambre m’a pris de court. Du coup, je me mis à le regarder d’un autre œil, et des détails de ce qu’il avait dit de sa maison, détails que j’avais comme bloqués, me sont revenus. Aménagement paysager naturel. Respecter environnement. Intégration maison à milieu. Ventilation naturelle. Recyclage et traitement déchets et eaux usés. Énergie solaire. Concept de maison dans un arbre. Carte blanche à L. Architecture audacieuse.... Au retour, nous nous arrêtons dans un restaurant champêtre sur une île proche de la marina. Déformation professionnelle ? Sans que je m’en rende compte, mon cerveau tient le compte du nombre de convives et du nombre d’assiettes que la serveuse a apportées. La serveuse répartit les assiettes; quelqu’un en déplace une; elle les réarrange. Nouveau déplacement, nouveau réarrangement. Dans les trois cas, quelqu’un, la même personne, se retrouve sans assiette. Qui est-ce ? Le pilote, à qui Mike avait fait signe de se joindre à nous. Pas grave, elle en apportera une autre, que je me dis, avec cependant un léger doute. Il y a des choses qui se sentent. Le repas arrive, toujours pas d’assiette. C’est seulement quand Mike en fera la demande que l’assiette sera apportée. Une erreur commise de bonne foi ? Peut-être. Mais je ne parierais pas un sou là-dessus. Le pilote travaille tous les jours à conduire les membres de la marina qui en font la demande, et la serveuse le connaît bien. Peut-être sait-elle qu’il n’est pas question pour ceux qui requièrent ses services de manger à la même table que lui; et elle aura agi conformément à ce qu’elle sait. Je m’amuse à jouer avec l’idée qu’en d’autres temps ou en d’autres circonstances, ce n’est pas le pilote qui aurait été privé d’assiette. Oui, j’aime bien Mike. À plus d’un titre.


Si dormir sur le trottoir – parfois à même le sol, comme cela se voit souvent à Buenos Aires – représente le comble de la misère crasseuse (difficile d’imaginer pire), Mike peut aller se rhabiller, rapport à la richesse sale. Selon le magazine Forbes, la famille Benetton (il est aussi question de Ted Turner et d’autres milliardaires) possède la bagatelle de 400 000 acres de terres en Argentine. Petit problème de math : Sachant qu’une acre vaut 0.4047 hectare et que l’île de La Gonâve mesure quelque 750 km carrés, combien de fois peut-elle entrer dans le domaine des Benetton ? La réponse dans le prochain numéro.

lundi 10 décembre 2007

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http://www.lematinhaiti.com/PageArticle.asp?ArticleID=10011
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//J'ajoute le lien ci-après pour vous permettre de vous faire une idée des entreprises Benetton:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Benetton
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