vendredi 28 mars 2008

DOUBLE NATIONALITÉ / SÉNAT / RADIATION / « Le Sénat n’est pas dans son droit et outrepasse ses prérogatives constitutionnelles »

Sources: Le Matin du vendredi 28 mars 2008 et courriel de M. Robert Benodin du 27 mars 2008

Intervention de la sénatrice Edmonde Suplice Beauzile à la séance du mercredi 26 mars 2008 du Sénat de la République

Monsieur le Président,
Chers collègues sénateurs,

Dans ce qui est devenu, selon la grande presse, la saga Boulos, de nombreuses questions sont soulevées qui méritent que nous prenions le temps de la réflexion avant d’aller plus avant dans la prise de décisions graves et lourdes de conséquences qui peuvent entacher durablement la crédibilité du Sénat.

Dans cette affaire il est urgent que tous les protagonistes retrouvent le calme et la sérénité que requiert une situation aussi complexe. Toute précipitation ne peut être que préjudiciable pour nous sénateurs, mais par-delà nos petites personnes, préjudiciable pour le renforcement de cette démocratie que nous tentons péniblement de construire.

L’absence physique des deux collègues sénateurs directement concernés par cette affaire nous donne toute la latitude et tout le temps nécessaires pour réfléchir, écouter, prendre des conseils avisés pour ensuite décider en toute connaissance de cause. Les passions qui se manifestent autour de cette affaire qui semble vouloir créer une véritable crise dans le pays, nous pouvons la transformer en une véritable opportunité pour le renforcement de la démocratie et de nos institutions en adoptant une démarche didactique en faveur du respect de la règle de droit.

Le Sénat de la République est une institution puissante dans le système politique haïtien. Cela implique pour nous l’obligation de montrer l’exemple et de donner le ton. Le principe de base de la séparation des pouvoirs limite notre champ d’intervention et nous impose des normes que nous devons respecter si nous ne voulons pas nous déjuger.

Le Sénat est dans son droit quand il décide de s’autosaisir du dossier et de créer une commission d’enquête pour faire la lumière sur un sujet aussi essentiel que la nationalité de ses membres et de celle des membres du gouvernement. Sur 50 formulaires distribués, seulement quatorze (14) collègues ont répondu et accepté de collaborer avec la commission. Les membres du gouvernement, y compris ceux-là même qui ont fourni les informations sur lesquelles la commission a fondé ses conclusions, l’ont carrément snobée en refusant de remplir un simple questionnaire qui posait des questions banales qu’aucun responsable politique ou gouvernemental ne peut prétendre vouloir cacher.

Le Sénat n’est pas dans son droit et outrepasse ses prérogatives constitutionnelles quand, à partir des faits présentés par la commission, elle tire des conclusions définitives qui constituent une véritable radiation des deux de ses membres. Le Sénat n’est pas une instance de jugement et n’a aucune compétence pour traiter un contentieux électoral ni pour statuer sur la nullité d’un acte ni pour décider sur l’éligibilité d’un individu et encore moins pour constater sa déchéance d’un mandat électif dûment validé par ses soins.

Le rapport de la commission demande au Sénat de se prononcer sur le sort des deux sénateurs sur lesquels il a pu trouver des informations, mais n’a jamais parlé d’usurpation ni d’imposture. Ce sont là des jugements péremptoires que la résolution n’a pas vraiment pris le temps de fonder en droit.

Le Sénat, estimant à tort ou à raison que sa confiance a été bafouée, dans sa volonté de bien faire et de redresser les torts, a choisi de prendre la justice entre ses mains et de dire le droit sur un sujet délicat et complexe sur lequel la loi elle-même n’est pas très claire et suscite des controverses entre spécialistes.

Nous n’avons pas, comme au Bénin ou en France, une Cour constitutionnelle chargée de connaître des contentieux électoraux. Notre loi électorale en son article 123 est formelle et sans équivoque. Elle dit en substance qu’en cas de découverte, après une élection, de faits nouveaux susceptibles de démontrer l’inéligibilité d’un élu, le tribunal électoral compétent sera saisi pour statuer sur l’invalidation de celui-ci.

L’article 197 de la Constitution ne laisse pas non plus de place au doute: toutes les contestations nées à l’occasion de l’application de la loi électorale doivent être portées devant le tribunal électoral. Le Sénat ne peut en aucune façon dessaisir le contentieux électoral et décider sur le sort des deux collègues sans bafouer le principe de la séparation des pouvoirs et sans mettre à mal un fondement essentiel de notre système démocratique.

Imaginez la honte et l’embarras que constituerait pour le Sénat une décision du tribunal électoral qui donnerait raison à l’un ou l’autre des collègues sénateurs incriminés.

Personne ne s’est posé la question de savoir ce qui a jusqu’ici empêché les autorités compétentes du gouvernement de prendre leur responsabilité dans cette affaire. Les ministres de l’Intérieur et de la Justice ont chacun en ce qui le concerne un rôle à jouer dans la détermination de la nationalité des individus. Ils disposent de toutes les données et sont les mieux placés pour prendre les décisions administratives que la loi commande en de telles circonstances. Pourquoi se sont-ils contentés de transmettre des informations sans faire leur devoir ? Serait-ce parce les décisions administratives sont susceptibles de recours et peuvent être contestées en justice ?

Le minimum que le Sénat doit à des collègues dont il a validé l’élection, avec lesquels tous ont collaboré et que plusieurs ont même appréciés au point de les élire majoritairement à différentes fonctions qui dans des commissions permanentes qui au Bureau, le minimum décent est de leur laisser le droit qui est reconnu à tout citoyen ou à tout individu accusé d’un fait quelconque, celui de bénéficier d’un procès juste, équitable et contradictoire devant une instance impartiale. Cette remarque est d’autant plus pertinente que les intéressés ou tout au moins l’un d’entre eux conteste, depuis le début, énergiquement et avec constance, les accusations de détention de passeport étranger portées contre lui.

Le Sénat n’étant pas juge de la nullité des actes ni juge de la nationalité des individus ni juge de leur inéligibilité, il ne peut que constater les faits que la commission a portés à sa connaissance et les transmettre pour appréciation et décision aux instances compétentes. C’est seulement après une décision de justice ayant acquis l’autorité de la chose souverainement et définitivement jugée et confirmant lesdits faits que le Sénat pourra considérer les deux collègues comme ne faisant plus partie du corps. À ce moment seulement, il pourra en tirer toutes les conséquences.

Dans l’intervalle, quoi que les uns et les autres puissent penser, quelles que soient nos opinions individuelles sur le fond de l’affaire, les collègues Boulos et Compère restent et demeurent comme nous tous des sénateurs de la République, jouissant de tous les droits et privilèges attachés à cette prestigieuse fonction.

Il n’est pas normal que, plus de vingt (20) ans après la chute de la dictature, des élus du peuple se sentent obligés de se mettre à couvert sans pouvoir se présenter pour défendre en personne leur cas à cause de rumeurs persistantes d’arrestation arbitraire.

Le Sénat s’est trompé de bonne foi en votant une résolution dont les conséquences dépassent largement ses pouvoirs et, ce faisant, s’est mis dans l’illégalité et l’inconstitutionnalité. Commettre une erreur n’a rien de répréhensible en soi, celle-ci pouvant être corrigée, mais persister dans l’erreur devient tout simplement diabolique.

La précipitation qui caractérise la décision de demander aux collègues concernés de restituer les biens du Sénat mis à leur disposition et la proposition de les remplacer dans l’immédiat, n’est pas une attitude sage. Tout le monde a entendu les informations faisant état des mobilisations populaires en faveur de nos collègues et contre la résolution.

Prendre précipitamment des décisions comme si la cause était définitivement et souverainement jugée, alors que les instances compétentes ne sont même pas saisies, soulève de sérieuses interrogations sur les motivations véritables d’un tel entêtement dans l’erreur. Les deux sénateurs ne siègent pas et il ne faut pas être devin pour estimer qu’ils ne vont pas participer à nos prochaines séances, cela nous donne largement le temps d’attendre l’épuisement des voies de recours.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’interprétation et l’application des textes traitant de la nationalité. Mais la question est complexe et trop controversée pour être débattue comme il convient ici. Il est plus sage de laisser les juges compétents faire leur travail.

Il faut savoir raison garder. La thèse qui veut que «nou fèl nou fèl nèt » n’a pas sa place dans une assemblée comme la nôtre. Ce n’est pas l’état d’esprit dans lequel nous devons aborder la question et travailler. La situation nous oblige à la sagesse, à la sérénité et à la pondération dans nos comportements. Il est urgent d’attendre, d’attendre que le mot du droit soit dit par qui de droit, d’attendre que les collègues aient pu faire valoir leur droit et produit leur défense, d’attendre avant de prendre toute autre décision.

Même si le Sénat avait raison dans son appréciation de la situation, nous aurions l’impérieuse obligation d’intégrer une culture de respect de la loi et des procédures établies. Ce n’est que comme cela que nous pourrons instaurer un véritable État de droit. La raison nous commande de mettre en veilleuse la dernière résolution adoptée en attendant le mot du droit. Il faut absolument éviter de fragiliser le Sénat en procédant immédiatement au remplacement de nos collègues dans le Bureau et dans les commissions où ils occupent des fonctions où nous les avons placés.

Edmonde Suplice Beauzile
Sénateur
vendredi 28 mars 2008
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