Par Mirlande Manigat
Vice Rectrice
Université Quisqueya
Il est de ces moments exceptionnels dans la vie tout court et dans le milieu académique en particulier, d’une intensité spirituelle incomparable et qui procurent à la fois joie et fierté.
Tel fut celui vécu le 6 octobre 2007, à l’occasion de la soutenance de la thèse d’Alain Guillaume, Professeur à la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l’Université Quisqueya, pour l’obtention de son grade de Docteur en Droit Public.
Moment solennel s’il en fut, lorsqu’à 10h précises, en ce samedi ensoleillé de la Provence française, les membres du jury, vêtus de la lourde et traditionnelle toge noire et rouge, ont fait leur entrée dans la « Salle des Actes » de l’Université Paul Cézanne Aix-Marseille III.
Nous étions quatre : Eric OLIVA, Professeur à l’Université Paul Cézanne, Président du Jury, Gilbert ORSONI, Professeur à la même Université, Directeur de la thèse, Etienne DOUAT, Professeur à l’Université de Montpellier I, Rapporteur, et moi-même. Etant donné le sujet de la thèse, la présence d’un universitaire haïtien était requise et j’ai eu le privilège d’être désignée par le Professeur ORSONI.
La thèse a pour objet : « Le contrôle de l’exécution des dépenses publiques en Droit Haitien ».
Elle est conçue et développée dans une structure binaire identifiée dans deux grandes parties dont l’intitulé précise l’approche retenue. La première retient comme titre Des mécanismes ambitieux dans leur conception ; la seconde prend en quelque sorte le contre-pied de la précédente assertion et affirme : Des mécanismes de contrôle se révélant pourtant inefficaces dans leur mise en œuvre pratique. L’orientation fondamentale est donc une opposition entre la théorie et la pratique, un idéal qui se serait en quelque sorte perverti en se réalisant, et l’on est frappé par le choix des adjectifs pour qualifier ce passage non réussi : ambitieux d’un côté, inefficaces de l’autre, deux faces opposées d’un projet et, de ce fait, deux lignes conductrices de la recherche.
Toute la thèse est construite autour de cette ambivalence essentielle. L’auteur ne ménage pas l’abondance dans la description des mécanismes normatifs prévus, distingue avec précision les deux phases du contrôle a priori et a posteriori, différencie très clairement les ordonateurs des dépenses publiques et les comptables en soulignant d’ailleurs la confusion parfois établie entre les deux catégories. Il démontre dans cette dissection attentive d’un système voué sans doute à être trop parfait pour être vraisemblable et partant crédible et opérationnel, un sens de la précision et de la nuance, versant parfois dans un certain délayage qui peut dérouter une attention qui doit être soutenue pour ne pas se perdre un peu dans ce dédale de dispositions qui ne s’articulent pas toujours les unes aux autres, en fait plus en pratique qu’en théorie .
Par exemple, s’agissant de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, il souligne que le double rôle de contrôle de la légalité budgétaire et de la légalité ordinaire « fait désordre », une situation qu’il qualifie comme étant « le fonctionnement pathologique du contrôle préventif de la CSCCA ». Ainsi, à force de vouloir être exemplaire et dissuasive, la méthode appliquée a finalement alourdi les étapes du contrôle, d’autant que l’institution manque de moyens matériels et humains pour accomplir sa tâche qui englobe les finances de l’Etat et celles des Collectivités Territoriales ; aussi le contrôle sombre parfois dans l’inanité à cause d’une redondance normative et procédurale.
Une attention est aussi accordée à la décharge conçue depuis les débuts de la vie nationale comme un label de bonne gestion financière. L’arsenal juridique est, ici encore, fort précis dans les différentes Constitutions et la dernière en date prévoit la navette triangulaire entre le Ministère des Finances, la CSCCA et le Parlement, dans un chronogramme séquentiel au demeurant surprenant et chaotique (Articles 204 et 227-3). Mais voici quelque temps que cette démarche n’est pas appliquée, ce qui est un grave accroc aux normes qui prive, en outre, des citoyens de la jouissance de leurs biens une fois qu’ils ont quitté des fonctions qui impliquent la gestion des fonds publics.
Mais la décharge est aussi utilisée pour fonder l’éligibilité à certaines fonctions et, dans ce domaine, un laxisme en chaîne est observé dans l’escamotage de la CSCCA et on aboutit parfois à des « charrettes » de décharges, comme ce fut le cas avec le Conseil National de Gouvernement qui en avait accordé avec complaisance, sans examen aucun, en utilisant les provisions de l’Article 285-1 de la Constitution de 1987 qui lui avaient provisoirement accordé le Pouvoir Législatif.
La deuxième partie du travail confronte les dispositions normatives « frisant la perfection » aux réalités du pays, d’abord au niveau des dysfonctionnements institutionnels et surtout des pratiques délétères : régimes dérogatoires, usage excessif des « comptes courants » (dont le nom ne doit pas tromper), et dont la manipulation échappe au contrôle et l’auteur révèle que la CSCCA elle-même en possède, transactions effectuées par l’Exécutif en liquide, émission de chèques à l’ordre de cash, les Petits Projets de la Présidence….
En somme, ce ne sont pas les dispositions dissuasives ou coercitives qui manquent mais largement la volonté politique de les appliquer. Les mécanismes de contrôle se révèlent stériles au niveau des résultats, non parce qu’ils sont mal conçus, mais parce qu’ils sont peu ou mal appliqués. Ce laxisme est encore plus négativement opérationnel qu’il est favorisé par une culture de la tolérance du côté des gouvernants comme des gouvernés impuissants parce que non organisés et surtout peu informés, et par une certaine hypocrisie qui voit dans l’enrichissement illicite par la corruption qui gangrène le système un facteur de promotion sociale, car le passage de quelques mois à la tête d’un Ministère ou d’une institution aux revenus juteux comme les installations douanières peut suffire pour bâtir une retraite assurée.
C’est un travail remarquable à plus d’un titre. Il est servi par une élégance de style, un bonheur dans l’expression et dans le choix de véritables trouvailles de vocabulaire, tout cet art qui non seulement rend la lecture agréable, mais aussi fait mentir le préjugé tenace développé chez les non-initiés selon lequel le Droit doit s’exprimer dans un langage ésotérique et rébarbatif. Sous sa plume, l’analyse juridique sort de l’opacité normative pour emprunter des chemins ouverts mais balisés, sans trahir les deux caractères essentiels de la recherche, à savoir la précision exigeante des termes juridiques et l’authenticité des références qui sous-tendent la démonstration.
Il s’agit dune contribution inédite dans le domaine de la recherche en Haiti et il ne fait pas de doute que l’auteur a marqué le paysage intellectuel en faisant œuvre de pionnier et son travail demeure désormais une référence majeure sur la question.
C’est une thèse de Droit Public et même de Droit Comparé, avec des références précises à la législation d’autres pays, en particulier de la France et Alain Guillaume a dégagé, peut-être avec trop de sévérité les emprunts effectués, un « mimétisme » tenace, depuis les premiers temps de l’indépendance lorsque, malgré le récent souvenir des guerres de libération sociale et politique, le nouvel Etat avait directement appliqué le Code Napoléon avant qu’un processus d’affranchissement progressif, marqué en particulier par le Code Henry dans le Royaume du Nord, puis le Code Boyer, ensemble de six textes adoptés entre le 25 mars 1825 et le 19 mai 1826, tout en s’inspirant de la sève française, n’ait généré une Législation proprement haïtienne, doctrine et procédure, dans des contextes politiques souvent difficiles jusqu’à nos jours.
La recherche s’arc-boute aussi sur le Droit Constitutionnel, la source qui irrigue les différentes spécialités normatives, en particulier le Droit Administratif. L’auteur fait une large place à la Constitution de 1987 qui édicte la normalité du moment et il est naturel qu’il s’y réfère soit pour fonder la légalité en vigueur, soit pour souligner la distance entre le « dire constitutionnel » et le « faire politique », cette dualité antagonique qui caractérise la mise en œuvre du système instauré par la dernière en date de nos Chartes. Il souligne, fort à propos, que dans le domaine des Finances Publiques, celle-ci reprend des dispositions vieilles de près de deux siècles comme par exemple, la mise en œuvre de la Cour des Comptes créée par la Loi du 18 juin 1823, constitutionnalisée en 1843, et qui a cheminé jusqu’à la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif. Les pages consacrées à cette dernière sont tout simplement remarquables par leur contenu informatif et critique.
La thèse fait place au passé du pays dont le riche patrimoine juridique (des milliers de Lois, Décrets-lois, Décrets, Règlements et Arrêtés) s’étendent sur deux siècles, en soulignant que le temps présent, par delà ses spécificités, doit être appréhendé comme la résultante d’une accumulation sédimentaire avec des couches repérables. Il s’agit, de ce fait, d’un travail d’Histoire du Droit Haïtien en ce qui concerne le contrôle des Dépenses Publiques dans un pays qui a accumulé, dans ce domaine comme dans d’autres, un héritage qui mérite d’être exhumé, au profit du Savoir juridique et afin de combattre cette cécité collective qui porte les Haïtiens à s’enorgueillir, légitimement, de la geste de nos ancêtres mais qui n’hésitent pas à ânonner, par désintérêt et par manque d’éducation civique, que depuis 1804, nous n’avons rien accompli de remarquable. C’est aussi le mérite fondamental de cette recherche de révéler le cheminement du Droit Haïtien, dissuasif, coercitif et répressif, en ce qui concerne la gestion des Finances Publiques.
Car il s’agit du travail d’un citoyen, élevé comme il l’a révélé, dans une famille dont l’histoire personnelle est associée à un des faits du passé national : un ancêtre, Vilbrun Guillaume Sam, impliqué dans le retentissant Procès de la Consolidation qui demeure par sa tenue, exemplaire dans les annales du pays, et qui deviendra après qu’il fût blanchi des accusations portées contre lui, Président de la République au tragique destin : par l’histoire et l’environnement familial, Alain Guillaume a grandi dans un milieu qui valorise le service public et qui professe le souci de la rigueur nécessaire dans le maniement des fonds publics. Il est ainsi moralement adoubé et doublement autorisé à pourfendre les dérives, mais aussi à proposer des solutions. Il ne se contente pas d’analyser froidement, il prend position, et il n’hésite pas à dénoncer hardiment, jusqu’à oser qualifier certains de nos dirigeants de « chefs d’orchestre de toute une machinerie de corruption » et même une fois de « prince des voleurs ».
Ces commentaires cinglants maintiennent le travail dans le temps présent ; il plonge ainsi dans l’actualité et l’auteur évoque les initiatives récentes comme la création de la Commission d’Enquête Administrative (CEA), l’Unité de Lutte contre la Corruption (ULCC) et l’Unité Centrale de Renseignements Financiers (UCREF), en soulignant les principes normatifs sur lesquels se déroule leur fonctionnement, les embûches rencontrés dans un milieu rebelle au respect des normes, les risques de double emploi avec les institutions existantes, le peu de cas juridictionnel fait à leurs accusations documentées. Alain Guillaume a noté dans sa présentation les derniers développements de l’évolution du pays et il a souligné à l’intention des examinateurs étrangers, les dérives engendrées par la dernière initiative du Pouvoir Exécutif qui avait récemment, de manière inconstitutionnelle, accordé des sommes d’argent aux parlementaires, ce qui avait entrainé le communiqué vertueux de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif pour rappeler que quiconque reçoit de l’argent de l’Etat devient, automatiquement « comptable des deniers publics », tout en se demandant, avec amertume, quelle suite sera donnée à cette réaction saine et sans doute trop optimiste pour engendrer des résultats.
Alain Guillaume n’écarte pas non plus, dans l’analyse des mécanismes de la corruption, l’attitude parfois complaisante des bailleurs de fonds et il souligne l’inefficience conceptuelle et fonctionnelle de l’aide internationale qui entretient parfois le gaspillage dans le saupoudrage du financement de quelques projets, ce qui rend certaines institutions internationales un peu complices des abus d’un système qui déjà abrite des « niches à irrégularités », une expression qui revient à plusieurs reprises sous sa plume.
La soutenance a duré plus de deux heures et elle a suivi le déroulement en usage dans les Universités françaises. L’impétrant, pendant 15 minutes, a fait une brillante présentation synthétique de son travail, a évoqué les problèmes méthodologiques rencontrés, les difficultés relatives à la documentation. C’est une phase capitale de l’évènement car il doit démontrer sa capacité à présenter, en peu de mots, l’essentiel de ses recherches. Les quatre membres du jury se sont tour à tour relayés pour poser des questions relatives à la démarche, à la Bibliographie, la présentation technique des notes et, bien entendu au contenu même de la thèse. Ma responsabilité n’était pas facile à assumer. En effet, d’un côté, je n’ai pas dissimulé une certaine correspondance intellectuelle et patriotique avec Alain Guillaume d’autant que, du groupe, j‘étais le membre qui connaissait le mieux le système juridique haitien ; mais d’un autre, je me devais d’effectuer une analyse rigoureuse du texte, étant moi-même trop légaliste pour être complaisante, trop soucieuse de rigueur intellectuelle pour laisser passer ce que je croyais de mon devoir de souligner, et aussi trop convaincue que la meilleure façon de lui rendre service était de me montrer objective.
Pour tous, il ne s’agissait pas de démolir le travail mais, fondamentalement, d’aider à l’améliorer. D’ailleurs Alain Guillaume, sûr de la pertinence de sa recherche, ne s’est pas non plus laissé démonter par les critiques, justifiant ici une approche, précisant là un point de vue et cette attitude, elle aussi, est toujours à inscrire au bénéfice d’un candidat qui, tout en respectant l’autorité de membres du jury qui sont ses aînés, envers qui il manifeste une déférence qui ne doit pas être obséquieuse, fait preuve d’assurance intellectuelle pour défendre son travail car, somme toute, sur le sujet en question, il va de soi qu’il a accumulé un Savoir inédit dont les membres du jury peuvent, plus tard, tirer profit. Dans le déroulement d’une soutenance de thèse de Doctorat, la distance entre le candidat et les professeurs appelés à se prononcer sur le travail soumis à leur examen s’estompe et, au fur et à mesure de l’étalage de cet échange savant, on se retrouve tout simplement collègues.
Le moment attendu était celui de la proclamation des résultats. Je ne dissimule pas une certaine angoisse rétrospective, tout en étant certaine de la qualité du travail. Une fois la salle vidée des assistants, les membres du jury se sont retrouvés pour la phase délibérative de la soutenance. D’entrée de jeu, le Professeur Orsoni a donné le ton en m’interpellant avec amusement : « Madame, nous n’allions pas vous faire venir de si loin pour vous accorder la mention Honorable ! ». C’était bien sûr une plaisanterie car je n’étais pas en cause, mais il avait sans doute perçu une certaine angoisse chez moi et il voulait « briser la glace ». Puis il a enchaîné : ni non plus Très Honorable. Puis, ménageant ses effets, il a annoncé solennellement : « Chers collègues, je propose le maximum :Très Honorable avec les félicitations du jury ». Les trois, à commencer par moi, nous avons, bien entendu, acquiescé. En fait, il n’y a pas eu à proprement parler, de délibération contradictoire et le consensus spontané confirme le partage des appréciations de ce travail remarquable.
A cette distinction exceptionnelle, il a proposé d’en ajouter deux autres : Autorisation de publication sans modification et le Prix de la Faculté.
Je n’ai eu aucune raison de cacher mon soulagement et ma joie et lorsque, le public étant réadmis, le Président a prononcé les paroles concluantes de l’évènement avec la solennité de ton requise, j’avoue que j’ai senti de discrètes larmes perler à mes yeux. Et regardant le nouveau Docteur dont la satisfaction était naturellement évidente, nous avons communié l’espace d’un instant, lui, une étudiante doctorante, Melissa Lovelace, qui avait fait le voyage pour assister son ami et moi dans un sentiment de fierté patriotique partagée car nous étions les seuls Haïtiens.
C’est un moment exceptionnel d’abord pour Alain Guillaume qui voit ainsi couronner ses efforts académiques. C’est en outre un acquis pour la communauté haïtienne en général et il est bon d’en révéler l’intérêt, car il marque le prestige et la qualité de la recherche haïtienne dans le domaine du Droit et il est souhaitable que cette thèse soit publiée. C’est aussi une satisfaction partagée par l’Université Quisqueya toute entière car Alain Guillaume en est « un pur produit » : en effet, il a commencé ses études de Droit à la Faculté des Sciences Juridiques et il y a exactement 7 ans, le 6 octobre 2000, il avait présenté son Mémoire de Licence et j’avais déjà eu le bonheur d’être membre de son jury ; puis il a décroché son DEA en France, enfin le Doctorat maintenant. Il est depuis quelque temps Professeur à la FSJP et actuellement Vice Doyen de la dite Faculté. Son cheminement atteste de la qualité de l’enseignement et de la recherche à l’Université Quisqueya.
Enfin cette expérience à l’issue très honorable, c’est le cas de le dire, est aussi un message adressé à tous les jeunes qui poursuivent des études de Droit ou d’une autre discipline (en particulier les quelques 30 diplômés de l’UniQ qui vont bientôt partir pour la France et ailleurs) pour leur montrer que la persévérance, le sérieux et la recherche de l’excellence sont payants. Merci Alain !
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(*) Texte reçu de M. Robert Benodin, le 1er novembre 2007
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